Dès l' ouverture de notre site nous avions ouvert un chapitre entier consacré à la Gastronomie moléculaire. C'est un aspect « neuf » et « rénové » de la cuisine que propose maintenant, depuis plusieurs années, ce chercheur passionné et passionnant, bouillonnant. Il séduit autant qu'il suscite de controverses !.
La première fois que j'ai ouvert un livre d'Hervé This, c'est la colère et la vexation qui m'ont envahis (comment ? de quoi je me mêle ?), mais j'ai du me rendre à l'évidence que la chimie avait un rôle majeur dans la cuisine et que, finalement, un chimiste serait plus clair dans ses explications !
Lorsque, sur Internet, alors que je visionnais une conférence, Hervé This annonçait qu'il répondait à toutes les questions que l'on pourrait lui adresser par mail, j'ai voulu vérifier si cela était possible. Hervé m'a alors répondu que je venais de mettre en application un des précepte du grand scientifique britannique Michael Faraday : « Vérifier toujours ce que l'on vous dit.»
Depuis nous entretenons une correspondance régulière et studieuse.
Bien entendu, comme toute personne raisonnable, j'opère un « tri » dans les informations que m'offrent la gastronomie moléculaire, à savoir l'utilisation pratique et exacte des conclusions des expérimentations. Hervé This : on l'aime, on ne l'aime pas, il intéresse, amuse, agace, énerve, fascine, mais il ne laisse pas indifférent.
Col mao et gilet, le sourire omniprésent et le débit verbal bien cadencé, il captive, occupe l' espace et captive l'auditoire tout comme ses lecteurs.
Un caractère bien trempé, Hervé This a réponse à tout (ou presque) car il a beaucoup travaillé et déjà préparé sa réponse avant que vous ayez fini de la poser ; parfois, on se sent entraîné dans une spirale .. Hervé This est dans son trip ! Certainement qu'au Moyen Age Hervé aurait terminé sa carrière sur le bûcher. Aujourd'hui adulé ou contredit certains lui souhaitent de brûler sur le bûcher des vanités et d'autres qu'il se décide à « mettre enfin le feu » et de bousculer les ancrages au passé ; lui préfère temporiser, réfléchir lentement et construire avec stratégie un plan ambitieux de rénovation de la cuisine.
Hervé This propose de planifier, de calmer le jeu en avançant sur un terrain neuf ; c'est en cela que son travail de pionnier est intéressant et sa démarche courageuse. Pénétrer le monde de la Cuisine est très difficile lorsque l'on n'appartient pas à la corporation.
L'objet de cet entretien est aussi une façon de permettre à Hervé This de recadrer son action face à la profession, mais aussi au monde enseignant.
Bertrand Simon : Cher Hervé, merci de bien vouloir te prêter à ce nouvel interrogatoire !
Chacun connaît maintenant ton cursus, ainsi que la profusion d'informations que tu diffuses par le biais des médias aussi variés que télé, presse, Internet et conférences.
Pour nos visiteurs que penses tu en toute impartialité de notre site et de son contenu ?
Hervé This : Je n'étais pas allé sur le site depuis longtemps, faute d'une seconde pour respirer. Félicitations : il devient tout à fait imposant.
C'est difficile d'être juge et partie : puisque le site met la gastronomie moléculaire en avant, je ne peux que lui adresser des remerciements. Si je fais le travail dont une partie est publiée, sur le site et ailleurs, c'est parce que je le crois utile : je n'oublie pas que je suis payé par les contribuables français et européens, que je suis à leur service, par conséquent. Du coup, un site qui fait l'écho (amical) des résultats et travaux de la gastronomie moléculaire, c'est du bonheur ! Quant à faire des critiques à ce site ? Il faudrait que j'en sois capable : dans le livre Gargantua, de Rabelais, Frère Jean des Entommeures, à qui l'on proposait la direction d'une abbaye, répondait : comment pourrais je gouverner autrui, moi qui ne me gouverne pas moi-même ? De la même façon, comment oserais-je faire des critiques, moi qui ne suis même pas certain de faire bien ce que je fais ?
Peux tu nous presenter ta spécialité scientifique et ses aboutissements ?
Hervé This : J'ai compris récemment l'enjeu et la mission de la gastronomie moléculaire. Considérons la cuisine. C'est une partie du monde où nous vivons, tout comme l'univers, ou le globe terrestre, ou les organismes vivants, ou les plantes, ou encore les molécules. Pour chaque partie du monde, il y a possibilité de chercher à comprendre, et l'activité qui fait cette exploration, par la méthode expérimentale (observer, modéliser, c'est-à-dire proposer des mécanismes qui explique l'observation faite, faire des expériences pour tester les modèles, puis recommencer à améliorer l'explication trouvée), c'est la science.
Pour chaque partie du monde, il y a une science particulière : la géologie pour le globe terrestre, l'astronomie pour l'univers, la biologie pour le monde vivant, la botanique pour les plantes, la chimie pour les molécules. et la gastronomie moléculaire pour la cuisine.
Du coup, on comprend que la gastronomie moléculaire n'est ni une technique (la cuisine), ni une technologie. C'est de la science, qui a maintenant deux missions principales : comprendre les « définitions » données par les recettes (dans une recette de compote de poires, la « définition », c'est de mettre des poires avec du sucre et de l'eau et de chauffer), et d'explorer les « précisions » qui accompagnent les définitions (par exemple, on dit qu'il faut ajouter du jus de citron aux poires pour les empêcher de noircir).
Une remarque en passant : la gastronomie moléculaire ne se confond donc pas avec la « cuisine raisonnée, contrairement à ce qui est parfois écrit, puisque la cuisine raisonnée est de la cuisine, tandis que la gastronomie moléculaire est de la recherche scientifique.
Evidemment, la recherche fondamentale débouche sur un tas d'applications technologiques. Et c'est ainsi que, chaque mois, je donne une idée de science à mon ami Pierre Gagnaire, qui crée à partir de ces idées des chefs d'ouvre culinaires. J'invite à voir le site de Pierre Gagnaire rubrique « science et cuisine ».
En quelques années le paysage culinaire français a évolué : les magazines, les émissions télé et la starisation des cuisiniers, qu'ils soient étoiles, toqués ou plus modestes, semblent être une tendance tenace. Que penses-tu des chefs « Stars », et médiatisés ? Comment perçois tu les chefs qui ont un peu abandonné leurs cuisines pour faire du business ? Que penses tu de ce changement ?
Hervé This : Tout d'abord, je dis partout que l'art culinaire est un des plus grands, un des plus beaux, parce que l'un des plus complets : il met en ouvre, l'olfaction, la « sapiction » (détection des saveurs), l'ouie (le croustillant !), la vision.
Il est donc normal que les artistes culinaires, que je refuse de confondre avec les artisans culinaires, soient aussi adulés, voire davantage, que les musiciens, sculpteurs, peintres.
Donc jamais un cuisinier de talent ne sera jamais assez starifié !
Maintenant, pour revenir à la question, je dénonce des confusions. Il y a d'abord cette différence entre l'artisan et l'artiste culinaire, tout comme en peinture un peintre en bâtiment n'est pas un artiste comparable à Rembrandt ou à Rubens. Dans l'artisanat, il y a l'idée de répétition, de travail bien fait, conforme à des canons traditionnels ; dans l'art, il y surtout l'innovation, la création, l'émotion, l'esthétique.
D'ailleurs, ce mot esthétique m'incite à revendiquer une autre distinction importante : l'art culinaire vise le beau ; mais le beau à manger, c'est le bon. Il ne faut pas confondre l'esthétique culinaire, qui concerne le Bon, avec l'esthétique visuelle (le beau à voir), qui n'est qu'une toute petite partie de l'art culinaire. Une pièce en glace taillée ou en sucre tiré, ce n'est pas de l'art culinaire ; c'est de la sculpture.
Cela étant, ces pièces ne sont pas inutiles, car elles contribuent à la gastronomie, laquelle, contrairement à la cuisine, ne se résume pas au contenu de l'assiette. Pourquoi se priver du plaisir des verres qui brillent, des couverts qui étincèlent, des nappes au tissu épais, des surtouts de table ciselés, de l'ensemble de l'environnement de l'assiette. Après tout, un diamant mérite un écrin, non ?
Maintenant, une troisième distinction : entre restaurateur et cuisinier. Restaurateur, c'est celui qui fait des restaurants, qui les anime. Cuisinier, c'est celui qui fait de la cuisine. Evidemment, pour les raisons exposées précédemment, je suis surtout émerveillé par les cuisiniers !
Est ce qu'on ne se moque pas un peu de monde quand on défend une valeur très chauvine ou territoriale d'un produit particulier ?
Hervé This : C'est une question importante, qui renvoie, selon moi, à de la science (contrairement à une idée répandue, on n'a pas trop de science ; au contraire, on en manque !). Un de mes collègues de l'INRA de Clermont Ferrand, Jean-Baptiste Coulon, a bien démontré, pour le cas du reblochon, que le goût change selon que les vaches paissent sur l'adret ou sur l'hubac.
Pour les bières, aussi, on sait que les fermentations changent de village en village.
Cet effet est très général, et il explique pourquoi on ne fera jamais de Munster en Normandie, ni de camembert en Californie ! Le terroir existe, et les paysages ont leur importance. Il ne s'agit pas d'être chauvin, mais il faut reconnaître qu'il y a, pour un même procédé de transformation, une différence de qualité entre le haut et le bas d'une pente, dans un vignoble. A mon sens, il faut beaucoup de bonne recherche pour démontrer ce fait. Elle s'impose aujourd'hui plus que jamais, et l'INRA a en son sein des gens de grande qualité pour faire cette recherche nationalement importante.
N'y a t'il pas véritablement une surenchère en matière argumentaire sur les spécificités d'une saveur au regard d'un territoire délimité.
Hervé This : Saveurs : je répète partout que les saveurs sont ce que perçoivent les papilles, et qu'il n'y en a pas seulement quatre, mais sans doute un nombre infini.
Passons, je suppose que tu voulais parler de goûts. Spécificité des goûts en relation au terroir : de plus en plus de travaux le montrent. Donc il y a des messages justes à donner.
Quant aux goûts des produits de terroirs, il existe des bijoux, il faut le répéter. Je me souviens d'une huile de pistacle de M. Guénard, dans le centre de la France, qui était superbe. Ou de certaines huiles de Nyons qui étaient remarquables. Parmi les munsters, j'en connais pour lesquels je ferais des centaines de kilomètres, et, plus près de chez moi, je sais les coins où les bolets sont meilleurs qu'ailleurs. Les vins ? La démonstration n'est plus à faire pour certains, qui sont tout à fait extraordinaires.
Non, tous les produits ne sont pas de même qualité : quand un producteur se donne du mal, quand une terre a des caractéristiques favorables, un climat spécial, alors les goûts peuvent être tout à fait inédits.
La technique est-elle fatalement liée à des arguments territoriaux, une saucisse de Morteau AOP sera-t-elle différente de la même saucisse réalisée a la même altitude, par un personnel qui travaille dans la fabrique voisine ?
Hervé This : Là encore, j'ai répondu que le vivant était très particularisé, spécifique du paysage, du terroir. pour les produits fermentés. L'INRA vient d'organiser un colloque passionnant à ce sujet. D'ailleurs, ce qui est passionnant, c'est de voir comment les techniques se sont adaptées aux terroirs, souvent, et comment elles peuvent encore progresser. A bas le mythe de l'âge d'or : vive l'idée selon laquelle le monde de demain sera meilleur que celui d'aujourd'hui, si nous travaillons pour qu'il le soit.
Tu as tissé des liens très étroits avec le monde professionnel, le monde technologique, le monde scientifique (bien sûr) et le monde enseignant. Quelle est la destinée de ce formidable réseau ?
Hervé This : Je cherche à travailler efficacement, dans le cadre de cette gastronomie moléculaire que j'ai créée.
L'idée tient sur une citation de Paul Valéry : « Si vous voulez que les hommes s'entendent, faites-leur faire des choses ensemble ».
Pour avancer, nous devons tous travailler ensemble, sans hiérarchie entre les techniciens, les technologues et les scientifiques. La science doit être au service du vrai monde, celui de l'industrie, du commerce, de l'artisanat. Je maintiens que la science éclaire la technologie : par exemple, quand on pédale sur un vélo, il faut pousser sur les pédales (geste technique), mais il faut un vélo bien construit (technologie), et il ne faut pas oublier de regarder où l'on va (science).
Pour ce qui concerne l'enseignement, j'y suis attaché tout particulièrement, parce que je lui confie mes enfants, qui sont ce que j'ai de plus cher. La question que je pose au monde enseignant est la suivante : je vous confie mes enfants pour que vous les rendiez plus malin, plus intelligent (peu importe les mots), pas plus bêtes ; comment allez vous faire ?
Il y aurait beaucoup à dire sur cette question de l'intelligence et de l'enseignement, mais je préfère prouver le mouvement en marchant. Nous avons introduit dans les écoles primaires les « Ateliers expérimentaux du goût » et d'autres projets, qui font faire à des enfants un mètre cube de blanc en neige avec un seul blanc d'ouf, afin de leur faire comprendre pourquoi le blanc en neige est blanc (en fait, il ne l'est pas) et pourquoi il est ferme. Le but final, c'est de donner de la méthode.
En passant je lutte contre les recettes, parce que ce sont des protocoles qui rendent idiots l'individu, qu'ils condamnent à un exécutant. Nous avons tous un cerveau, personne n'est « manuel » (ni intellectuel, d'ailleurs) ; vive l'alliance de la main et de la tête !
(complément extrait d'un e-mail simultané de Hervé This : Luc Ferry vient de me demander à l'instant même de contribuer à mettre de la cuisine (hybridée de science) dans les cours de technologie de tous les collèges!
Te sens tu mieux accepté par le monde professionnel ou par le monde enseignant ?
Hervé This : C'est une question que je ne me pose pas : je fais ce que je pense devoir faire, avec honnêteté, réflexion, courage. De toute façon, je me sens accepté partout, et ma vie est merveilleuse : j'y vois non pas une reconnaissance de mon intelligence, qui est très médiocre, mais de mon travail, qui est incessant et honnête.
Quel est ton avis sur la formation hôtelière ?
Hervé This : Il est très hétérogène, parce que les lycées professionnels ne sont pas les lycées hôteliers, et que ces derniers ne sont pas des CFA. J'y rencontre des tas de professeurs merveilleux, ouverts, attentifs à leurs élèves, et des tas d'élèves attentifs et intéressés.
Tout ce corps de l'Education nationale, pour peu qu'il s'unisse, peut faire des choses grandioses. Je vois la vitesse extraordinaire à laquelle se développent les Ateliers de gastronomie moléculaire. Au Lycée Jean Monnet, de Limoges, par exemple, la classe qui faisait cet atelier a eu 100 pour cent de réussite au bac !
Et puis, j'ai vu aussi que l'Education nationale n'est pas un mamouth, contrairement à ce qui a été dit : en un an, un groupe de travail dirigé par l'inspecteur général Christian Petitcolas a balayé des idées fausses qui dataient d'un siècle, dans le référentiel CAP cuisine. Je ne crois pas que nous ayons été des vandales, au contraire. Il faut être prudent, dans ces changements : garder le meilleur de l'ancien, et changer tout ce qui doit l'être pour que demain soit encore plus beau qu'aujourd'hui, pour que les élèves soient encore plus heureux d'apprendre la cuisine, que nous leur donnions plus de méthodes pour qu'ils soient de bons professionnels.
Aujourd'hui, j'ai une nouvelle lubie, toutefois : puisque la cuisine, c'est d'abord de l'amour (le cuisinier doit donner du bonheur au mangeur, les commensaux sont importants), de l'art et de la technique, il faudrait tout réformer pour qu'enfin, soient données (explicitement) des cours d'amour, d'art et de technique. Avant de réformer, toutefois, il faudra apprendre à donner du bonheur (ce que j'appelle de l'amour), et mieux comprendre la composante artistique de la cuisine. C'est une recherche que je fais notamment avec mon ami Pierre Gagnaire .
Ta capacité à écouter et à répondre ne devient-elle pas un handicap dans ton souci de recherche ? Ne te sens tu pas victime de ton succès ?
Hervé This : Si, mais je dors peu, et je reste capable de travailler beaucoup, parce que j'ai la chance inouie d'être payé pour faire ce que j'aime ! Du coup, pas de vacances, pas de week end. Je le répète, j'ai la chance de faire ce que j'aime toute la journée, et j'essaie de me rendre utile à ceux qui me paye : les citoyens français et européens (Europe, car il y a un projet européen nommé Inicon, qui vise le perfectionnement des ustensiles culinaires, voir inicon.net !
Que réponds tu aux gens qui craignent ton importance dans le choix des programmes de formation ?
Hervé This : Je ne réponds généralement qu'une chose : avant de critiquer, il faut proposer. Le monde de demain doit être meilleur que celui d'aujourd'hui : que proposez vous pour qu'il le soit ? Et puis, n'oublions pas que je ne suis pas de l'Education nationale : personne n'est obligé de faire ce que je propose !
Qu'est-ce qui te plaît en cuisine : l'ambiance, la créativité, la magie, la chimie ou est-ce un tout ?
Hervé This : La cuisine, c'est merveilleux précisément parce que c'est de l'amour, de l'art et de la technique. L'amour, c'est extraordinaire. L'art, c'est magique. Et la technique est passionnante, quand on sait s'émerveiller de tout : un blanc d'ouf (qui est jaune : regardez bien) que l'on cuit et qui devient solide et blanc, n'est-ce pas quasi miraculeux ?
Pour ma part, mais c'est très personnel, je suis heureux de reposer sur trois pieds qui sont la science (vive la science, vive la connaissance), la cuisine (vive l'art culinaire) et la littérature (le grand chimiste Lavoisier disait que les phénomènes sont décrits par des mots, et que l'on ne peut pas perfectionner la science sans perfectionner le langage, et inversement ; donc vive la littérature).
Quels sont les outils utiles pour débuter en « gastronomie moléculaire » ?
Hervé This : La gastronomie moléculaire étant une exploration scientifique de la cuisine, il faut être bon physicien, bon chimiste, et bien connaître la cuisine. C'est considérable ! Pour commencer, il faut surtout connaître la cuisine, bien entendu, ou, du moins, être capable de se poser des questions. Qu'est ce que cuire ? Pourquoi utilise t on du saccharose (le sucre de table) plutôt que le glucose pour faire des compotes ? Pourquoi les soufflés gonflent-ils ?... Bref, il faut être capable de bien observer, il faut chercher les mécanismes, il faut « tenir le probable pour faux jusqu'à preuve du contraire », et ainsi de suite.
Bref, il faut travailler et se poser constamment des questions.
Que penses-tu de l'ambiance dans les cuisines ?
Hervé This : Impossible de répondre à une question aussi générale : l'ambiance n'est pas la même chez Pierre Gagnaire, chez Michel Bras, ou au Plazza, par exemple.
Derrière les lieux, il y a toujours les femmes et les hommes qui font ces lieux. Il y a des hommes et des femmes que je préfère, pour leurs qualités d'honneteté intellectuelle, d'ouverture, leurs valeurs. Et je préfère certaines valeurs à d'autres, donc certaines ambiances à d'autres. Plus généralement, j'aime les cuisines humanistes, celles où tout individu, de l'entremettier au chef, en passant par la salle, la plonge. est considéré comme un être humain, un frère (ou une sour) ; a contrario, je n'aime pas les cuisines sexistes, racistes, aristocrates.
Mais, dans le fond, je ne suis pas là pour donner des leçons, mais pour apprendre, explorer, travailler, comprendre, et partager les connaissances que j'obtiens lors de mes recherches. Et comme je ne suis pas cuisinier, j'ai du mal à juger.
Que ressens-tu lorsque tu lis sur une carte une realisation inspirée de tes decouvertes ou les « pistes » que ta reflexion a suscitées ?
Hervé This : Un bonheur inimaginable. Un rêve d'enfant concrétisé ! Imaginer que Rembrandt utilise le tube de peinture bleue que j'ai mis au point : quel honneur ! Je maintiens que c'est une amitié que me font les cuisiniers qui se servent de ce que j'introduis.
Pour ma part, j'ai beaucoup plus d'ambition que cela (changer la cuisine !), mais aussi en matière de culture : on disait de Pasteur qu'il était « un éveilleur d'âmes ». Si seulement j'étais un peu sur la voie de ce grand homme, toutes proportions gardées bien sûr ! La cuisine est belle : montrons le, démontrons le sans relâche.
Tu as le privilège de cotoyer les plus grands de notre profession, tu es écouté, tu es aussi porteur de conseils et ton influence est vraie. Cette position ne te permet elle pas d'influencer en quelque sorte le courant culinaire français ? (notamment en matière de textures, cuissons, inventions..)
Hervé This : Il ya un siècle, le chimiste Michel Eugène Cheveul, grand pionnier de la chimie des graisses, avait été nommé directeur de la Manufacture des Gobelins, et il avait engendré le « néo-impressionnisme » en découvrant la loi du contraste simultané des couleurs. Aujourd'hui, j'assiste avec un bonheur inoui à la création d'un néo-impressionnisme culinaire dû à la gastronomie moléculaire. C'est une première influence.
Surtout, je m'efforce de questionner la cuisine, de demander aux cuisiniers : pourquoi faites-vous ce que vous faites ? Ce questionnement changera peut être des choses.
Dans le fond, on dit que « science sans conscience n'est que ruine de l'âme », mais c'est peut être également vrai de la cuisine : cuisine sans conscience.
Tu travailles en etroite collaboration avec de nombreux chefs dont Pierre Gagnaire, ce rapprochement ne fait-il pas de toi egalement un chef de cuisine qui élabore et qui crée, même si tu te defends d'être un cuisinier en titre ?
Hervé This : Il ne faut pas se leurrer : je pratique la cuisine depuis que je suis tout petit, et, chez moi, c'est moi qui cuisine chaque jour. Avec de remarquables maîtres en cuisine tels que Pierre, je ne suis pas un si mauvais cuisinier !
En revanche, il faut raison garder : je me souviens d'une « béarnaise du XXI e siècle » que j'ai inventée, que je pratique chaque semaine ou presque à la maison, et que j'ai expliquée à Pierre. La sienne est 100 fois meilleure que la mienne !
Mais, dans le fond, c'est bien normal : n'importe qui ne s'improvise pas Rembrandt en claquant des doigts, et un fabricant de piano, même le meilleur d'entre eux, n'est pas un grand artiste pour autant.
Donc, non, décidément, je ne suis pas un artiste culinaire. Oui, j'élabore et je crée, mais seulement de façon technique. Et là, je fais sans doute mieux que bien des cuisiniers : qui peut, comme moi, faire un mètre cube de blanc en neige avec un seul blanc d'ouf ?
La conclusion de tout cela, c'est que les ouvres d'art sont belles s'il y a l'idée artistique, et la réalisation technique. Si je peux contribuer à la partie technique, tant mieux.
Et puis, n'oublions pas que mon monde, c'est la science ! C'est un bon scientifique que je dois être, pas un bon cuisinier.
En cuisine, nous avons nos maîtres à qui nous vouons un respect inaltérable. De même, pour toi, Nicholas Kurti a une place importante. Maintenant que tu es de la confrérie des cuisiniers (académie nationale de cuisine), chose que de nombreux cuisiniers aimeraient devenir un jour, qui est ton parrain et quel serait ton mentor ?
Hervé This : Désolé, mais je suis iconoclaste et je déteste les maîtres, les présidents, le pouvoir. N'étant pas cuisinier, je n'ai de respect pour aucun titre de cuisinier : ni MOF, ni rien. Je n'ai de respect que pour le travail des hommes, quand les valeurs véhiculées sont dignes de respect.
En chimie, de même, je n'accepte aucun autre maître que la Raison, le travail, la connaissance. Pas de mentor, donc, pas de parrain. Après tout, je suis assez grand (quoi que.) pour décider ce que je veux faire.
Et je déteste l'idée de la dévotion aux grands anciens. Nicholas avait beau être le président de la Royal Society (l'académie des sciences anglaises), il avait beau avoir 50 ans de plus que moi, c'était d'abord un ami, pas un maître.
Pierre Gagnaire a beau être l'un des plus grands artistes de l'histoire de la cuisine, ce n'est certainement pas un maître ; c'est d'abord un ami.
Ce qui est merveilleux, dans cette idée, c'est que le travail se fait « en amitié » !
Une remarque, enfin : ce n'est pas parce que je ne révère pas de maître que je ne suis pas capable d'admiration pour les chefs d'ouvres, en art comme en science.
Hervé This roule pour qui ? L'industrie, l'enseignement, la recherche , la société ?
Hervé This : Hervé This roule pour ses enfants, qui sont aussi les vôtres. Nous allons léguer le monde à ces enfants. Nous avons un devoir de faire que ce monde s'améliore. J'ai choisi ma citoyenneté, qui n'est pas celle de l'argent : comme mon vieil ami Jean Claude Pecker, astronome et professeur au Collège de France, je déplore que l'argent tienne lieu souvent de valeur morale.
Pour changer le monde, il faut de la recherche, et après la recherche, ou associée à elle, il faut de l'enseignement ou, plus généralement, de la transmission des savoirs, de la raison, des méthodes, de la connaissance.
Changeons le monde, ne supportons pas d'être condamné au travail à la chaîne, distribuons la connaissance, l'intelligence.
Comment fais tu pour mener de front tant de projets ?
Je travaille tout le temps, sans jamais m'arrêter. Une recette simple, donc.
La Gastronomie moléculaire, on aurait tendance à croire qu'en France seul Hervé This en est chargé. As-tu d'autres collègues chercheurs qui développent la même discipline ?
Hervé This : En France, je ne suis pas seul, puisque des lycées hôteliers des lycées professionnels, des cfa organisent des Ateliers de gastronomie moléculaire, ils font de la recherche sur les dictons culinaires. Merveilleux.
Il y a aussi des étudiants qui me font la gentillesse extrême de venir travailler dans mon laboratoire.
A l'étranger, il y a un réseau de gens qui se passionnent pour la discipline : en Espagne, Italie, Angleterre, Allemagne, Belgique, Suisse, USA, Canada.
Cette discipline est-elle entrée officiellement dans le domaine universitaire ? et le souhaites tu ?
Hervé This : J'enseigne la gastronomie moléculaire dans plusieurs universités ou grandes écoles scientifiques. Et certaines grandes universités scientifiques utilisent la discipline comme méthodes pédagogique.
La discipline que tu développes est parfois contredite, controversée. Certains te reprochent de mettre la « main » sur les contenus de la formation hôtelière. Que leur réponds tu ?
Hervé This : Personne ne m'a jamais reproché de mettre la main sur les contenus de la formation hôtelière, désolé de te contredire. Mes interlocuteurs n'ont-ils pas osé ? Que les timides n'hésitent pas. Je leur répondrais que je ne suis pas payé par l'Education nationale, mais par l'INRA, et non pour diriger (voir plus haut : je ne dirige personne, et moi-même avec difficulté), mais pour faire de la recherche. Des ministres, des inspecteurs, des recteurs me demandent de détourner une partie de mon temps (je trouve très précieux celui que je consacre à la recherche) pour contribuer à rénover des enseignements, introduire des idées nouvelles. Je le fais, avec un pincement au cour, parce que ce temps consacré à l'enseignement ne l'est pas à la recherche. mais si je peux être utile.
D'autre part, je ne vois pas pourquoi la gastronomie moléculaire serait controversée. Par qui ? que lui reproche-t-on ? J'attends un interlocuteur en face à face. De mon côté, je ne vois pas ce que je pourrais ME reprocher. Le début de l'interview est clair, il dit ce qu'est la gastronomie moléculaire, et qui pourrait me reprocher d'explorer la cuisine ? Je n'ennuie personne et j'essaye de me rendre utile.
D'ailleurs, il y souvent des « rumeurs », du style « This veut mettre de la science en cuisine », ou que sais je ? Pourquoi ne m'interroge-t-on pas directement ? Pour la science n cuisine, par exemple, je répondrais très volontiers qu'au contraire, je ne veux pas de science en cuisne.. Parce que cela n'est pas possible. La cuisine, c'est une technique ou un art. La science, c'est l'exploration du monde. Je vois mal comment on mettrait de la science en cuisine, donc. Pierre Gagnaire m'a un jour demandé s'il fallait qu'il apprenne la chimie, et je lui ai répondu que non : il faut surtout qu'il se consacre à son art !
Au contraire, je plaide pour plus de transparence, et pour un enseignement culinaire « propre » : nous avons le devoir de dire que l'huile et l'eau ne se mélangent pas spontanément, que le sel se dissout dans l'eau et non dans l'huile, que certaines protéines coagulent quand on les chauffe, et d'autres non, qu'il n'existe pas quatre saveurs de base, et ainsi de suite.
Il y a dans le monde enseignant beaucoup de bonne volonté, et une réelle préoccupation du sort de leurs élèves. C'est admirable, et je les remercie de leurs efforts, parce que leurs élèves, ce sont mes enfants ! Du coup, je suis à leur service, et je ne cherche évidemment pas à la diriger : je le répète, je n'arrive même pas à me diriger moi -même.
Pour ceux qui ne seraient pas convaincus, qu'ils sachent que j'ai quitté la rédaction en chef de la revue Pour la Science pour entrer à l'INRA, parce que je voulais être enfin tranquille, à faire ma recherche seul, dans mon coin, au lieu de diriger une rédaction, de m'occuper des rédacteurs.
Mais je suis avec le travail comme l'aimant avec la limaille de fer. et j'ai maintenant des étudiants au laboratoire. Je cherche à ne pas les diriger, mais à les aider. Ils ne sont pas à mon service, mais moi au leur.
Nous avons discuté en novembre 2000 des trois types de cuissons enseignés encore dans les écoles hôtelières.Certains ouvrages ont été modifiés et parlent un autre langage. Est ce que cette première étape marque un véritable changement de fond dans la façon de « penser » la cuisine.
Hervé This : Je l'espère ! Du coup, les référentiels CAP cuisine ont changé : on parle maintenant de cuisson avec ou sans brunissement, par contact avec un solide chaud, un liquide chaud, un gaz chaud, ou par rayonnement. C'est tout simple. Parfois il y a formation d'une croûte, parfois pas. La simplicité impose l'observation. Et les termes de griller, rôtir, sauter. n'ont aucune raison de changer !
Mais on pourrait encore changer beaucoup de choses, en admettant enfin que la cuisine, c'est amour, art et technique !
Qu'en est-il alors des dé bats concernant les modes de cuissons, comment vont-ils alors évoluer ?
Je ne suis pas voyante extralucide, mais je crois que nous avons notre destin en main. Je préfère poser la question : qu'est ce que cuire ? Sans réponse à cette question, nous ne pouvons aborder la question des cuissons.
Ne penses-tu pas que ces changements, s'ils sont pris en considération, devraient se faire avec une équipe de réflexion représentative de nos formations au Ministère de l'education nationale ?
Hervé This : Ce serait naïf de penser que je peux à moi tout seul, petit chimiste, influencer tout le corps enseignant, de croire qu'un individu décide seul de tous les programmes. Il y a une commission chargée des programmes de cuisine, la 17e CPC, avec toutes les parties représentées : enseignants, syndicats, inspection, desco, professionnels, etc. Ce sont ces gens qui décident ; personnellement, je me contente de dire des choses que tout le monde sait. Par exemple, que l'huile et l'eau ne se mélangent pas spontanément, que la cuisson d'un blanc d'ouf le durcit, que.
Penses tu que des savoirs appartenant au passé mériteraient d'être encore enseignés mais dans des modules davantage culturels que professionnels.
Hervé This : Cela, c'est une question difficile. Je vais la prendre à ma façon. « Savoirs appartenant au passé », ca veut dire quoi ? Soit les savoirs obtenus par nos ancêtres sont justes, et il faut évidemment les garder, car pourquoi jetterai-t-on des choses justes, précieuses. Soit ces « savoirs » sont faux, et il est urgent de s'en débarrasser, non ?
D'ailleurs, j'essaie de deviner la question cachée derrière la question. Dans les livres de cuisine, il y a de la technique, qu'il faut analyser, comprendre, perfectionner. Et il y a de l'art. L'art ne progresse pas, ne progressera jamais, il n'a pas de « vérité ». Par exemple, Picasso n'a pas périmé Rembrandt.
En revanche, le terme d' « albumine » date, en chimie, d'il y a un siècle. Il est fautif, donc il est fautif de dire que la viande coagule dans un bouillon chaud parce que son « albumine coagule en surface ». Ce qui coagule, ce sont des protéines de la viande.
Si le terme albumine est périmé, il est urgent de le changer, non ? Car la question est : que veut-on enseigner : des choses justes ou des choses fausses ? Je sais la réponse que tout bon enseignant va me donner, évidemment.
Tu questionnes autour de toi sur la détermination de ce que « Cuire » veut dire, auprès de qui et dans quelles conditions sont exploitées les réponses ?
Hervé This : Cette histoire de cuisson est née le jour où je me suis demandé : « qu'est-ce que cuire ? ».
Ce n'est pas seulement chauffer, car de l'eau chauffée n'est pas cuite. Ce n'est pas seulement transformer, car râper des carottes, c'est les transformer.
Bref, ce n'est pas clair. Or l'enseignement ne peut être bon que si l'on sait ce que l'on enseigne, non ? Et si l'on enseigne la cuisine, il faut savoir ce que cuire veut dire.
Je proposais que l'on pouvait cuire par chauffage, mais aussi par l'acide (le poisson à la tahitienne), par l'alcool (mettez une rasade d'eau de vie dans un blanc d'ouf, et vous l'aurez poché), ou par le sucre (dans une crème anglaise, au début de la préparation, on dit que le sucre « cuit » le jaune d'ooeuf).
Très bien, sauf que des professeurs de cuisine m'ont fait reproche d'utiliser le terme cuire, quand il n'y a pas de chauffage. Que fallait-il faire ? J'ai proposé un vote très large, et je continue de faire voter quand je fais des conférences. Fallait-il élargir le mot cuire, pour inclure les nouvelles façons de transformer les aliments, ou bien était il préférable d'introduire un nouveau mot : j'ai proposé « coction ».
A ce jour, une grande majorité de mes interlocuteurs ont préféré distinguer « cuisson » et « coction ». Je vais donc écrire à l'Académie française pour faire entériner le vote.
Selon ton expérience de chimiste, peut on tout expliquer chimiquement et physiquement lorsque l'on cuisine ?
Hervé This : Certainement pas, et, de toute façon, cela n'a d'intérêt que pour les scientifiques.
D'une part, il y a les phénomènes qui se déroulent quand on cuisine : ils sont remarquables, et j'ai foi qu'il vaut mieux comprendre pour bien faire. Du moins, on n'y perd jamais.
Mais je dis aussi que la cuisine, c'est d'abord de l'amour, ensuite de l'art, et enfin de la technique. La science n'a rien à dire de l'amour, ni de l'art. En revanche, je maintiens que je peux faire techniquement bien mieux que la tradition culinaire, quand il s'agit d'obtenir des mousses bien foisonnées, des émulsions stables, des viandes tendres, etc.
Et puis, au risque de paraître trop entreprenant, il n'est pas interdit aux chimistes de réfléchir sur l'art et sur l'amour. C'est ce que nous faisons presque chaque jour avec Pierre Gagnaire.
Je maintiens, au total, que la réflexion, la recherche, c'est la meilleure des politiques. Et je ne vois pas bien qui ça peut gêner. Après tout, quand je fais ma recherche, je n'embête personne, non ?
Le risque de vouloir tout rendre « gastronomie moléculaire » ne risque t-il pas à terme de la desservir et de « recompliquer « ce que l'on a voulu simplifier ?
Hervé This : Je ne supporterai jamais que l'on enseigne des choses fausses, surtout si l'on ignore qu'elles sont fausses. Et, d'autre part, je ne cherche surtout pas à tout rendre « gastronomie moléculaire ». Cette dernière est une recherche scientifique. Elle veut comprendre, et, surtout, simplifier, en donnant du juste, du simple.
Je suis en train de chercher les faits scientifiques nécessaires pour comprendre les phénomènes culinaires et, éventuellement, enseigner les techniques culinaires. J'en ai recensé dix, qui sont simplissimes.
Donc s'il vous plaît, pas de procès d'intention.
Evidemment, il restera que je revendique toujours de la réflexion : mais l'enseignement doit-il former des travailleurs à la chaînes, idiots, ou des individus éclairés, intelligents, responsables ? Je ne me résoudrai jamais à considérer que mes interlocuteurs, dotés d'un cerveau, ne sont pas des individus comme moi, capables de réflexion. Il n'y a pas de graduation dans l'intelligence : nous sommes tous des êtres humains.
La recherche du protocole parfait n'est-il pas un mythe , car les impondérables sont innombrables ?
Hervé This : Protocole parfait ? Il faut tendre vers la perfection sans y prétendre, dit le dicton. Mais celui qui ne vise d'une médiocre réalisation n'aura jamais que des résultats médiocres. Sans un minimum d'ambition, pas de réussite possible.
Quant aux impondérables, on peut chercher à les minimiser, non ? La vie ne serait-elle pas plus belle sans mayonnaises qui ratent, sans crèmes anglaises qui grumellent, sans viandes dures, sans poissons cartonneux.
La recherche de la réussite et de la reproduction à l'identique d'une technique ne risque-t-elle pas au fond de rétablir en quelque sorte un carcan technique obligatoire qui limiterait justement le risque d'échec qui amène parfois à l'invention ?
Hervé This : Ne confondons pas : je n'ai jamais proposé de réussir en reproduisant à l'identique, mais je dis aussi qu'un soufflé raté, ce n'est plus un soufflé : c'est une crêpe ! Imagine-t-on un pianiste qui ne sache pas poser les doigts sur le clavier de son piano ? Non, les grands artistes sont de grands techniciens, et c'est seulement s'ils maîtrisent la partie technique qu'ils peuvent prétendre à l'art. Picasso ne sachant pas peindre ? Un mythe de fainéant.
Je cherche à aider les cuisiniers à poser les doigts sur leur piano pour mieux le faire chanter.
Parmi les nombreuses recettes que tu as publié et les expérimentations certaines semblent compliquées à répéter ou difficilement reproductibles, je pense à l'ouf au vinaigre ou au gâteau moelleux au chocolat.
La finalité de la gastronomie moléculaire, outre son but d'expliquer, ne permettrait elle pas justement une reproductibilité infaillible, comment expliquer alors que certaines de tes recettes ne rendent pas le résultat attendu (comme c'est le cas aussi dans d'autres livres de cuisine).
Hervé This : Il ne faut pas confondre science et technologie, d'une part. Et puis je ne cherche pas à faire de la soupe. Si la science conduit à des applications difficiles, pourquoi pas ? Il ne faut pas confondre création culinaire, et enseignement. Imaginez un morceau de musique qui ne soit exécutable que par un virtuose : serait-il moins beau pour autant ? Je ne le crois pas.
D'autre part, un protocole scientifique c'est exactement comme une recette : il y a mille petits riens qui ne sont pas décrits. Mais la science à ceci de particulier que n'importe qui, reproduisant les mêmes conditions, obtient les mêmes résultats. Si l'on me demande de reproduire ce que je publie, je peux le faire, et je le fais en public trois fois par semaine, au cours de mes conférences. Si les cuisiniers ne sont pas capables d'obtenir les mêmes résultats, je peux (dans la mesure de mon temps disponible, lequel est proportionné à l'importance sociale que j'y accorde) leur expliquer mieux les protocoles.
Tu es membre de l'Académie nationale de cuisine et tu gravites dans les cercles culinaires que de nombreux cuisiniers aimeraient approcher ; comment expliques tu cet engouement de la part de la profession pour l' intérêt que tu portes à la chose culinaire ?
Hervé This : Je me dis que j'ai beaucoup de chance, et j'essaie de le mériter, par mon travail incessant, mon prosélytisme, mon énergie, mon amour pour la cuisine. Je suis fier de dire, par exemple, que je fais mes chroniques dans diverses revues sans me faire payer pour cela. Et ce sont des week ends entiers qui partent ainsi en écriture. Mais si je suis utile, tant mieux, non ?
D'autre part, il se trouve que la gastronomie moléculaire conduit à beaucoup d'innovations. Les grands artistes culinaires (je ne mentionnerai jamais assez Pierre) en sont contents. C'est ma récompense. Un rêve d'enfant.
Dans le concret, les séminaires de gastronomie moléculaire réunissent nombre de personnes venant d'horizons différents. Ce travail aboutira t-il à une publication ?
Les protagonistes (chercheurs, scientifiques, cuisiniers, enseignants, techniciens, ingénieurs..) seront-ils alors associés aux conclusions de tes recherches ?
Hervé This : J'insiste pour dire que ces Séminaires de gastronomie moléculaire ne sont pas « mes » séminaires, mais ceux des participants qui y viennent pour travailler. Une publication ? Il y en a une chaque mois, gratuitement, par email, à ceux qui en font la demande. Et chacun est nommé pour le travail qu'il a produit et proposé au groupe. Vive l'intelligence collective, avec une juste rétribution intellectuelle du travail de chacun. Dans cette affaire, je ne suis que celui qui fait exister la chose, et le fait que ces Séminaires existent, que des individus de talents variés viennent y travailler est une chose merveilleuse.
La finalité des séminaires n'est pas bien compris par le public. Bien que de nombreux sites aujourd'hui publient les compte rendus régulièrement. Ces séminaires débouchent ils sur des conclusions qui sont ensuite réemployées dans l'industrie, les protocoles sont ils validés en laboratoire ?
Hervé This : La convention à propos des séminaires, c'est que les résultats qui y sont proposés engagent celui qui les propose. L'industrie utilise ce qu'elle veut, puisque tout est gratuit. Il s'agit de travailler, de faire avancer la cuisine (la partie technique seulement, j'insiste).
Quant au fait que la finalité des séminaires soit incomprise du public ? Je ne crois pas à cette remarque : tous les cuisiniers sont sensibles à la question de la fissuration des macarons, à la question du sel sur la viande grillée (avant la cuisson, pendant, après ?), et ainsi de suite. Et puis, d'autre part, ces séminaires ne sont pas pour le public, mais pour ceux qui veulent travailler.
Certains courants « anti GM » laissent à penser que cette démarche n'est pas très scientifique et que l'on ne peut développer et travailler tant de sujets en si peu de temps sans validation.
En une phrase, Hervé, on te reprocherait d'être parfois. « Too much » qu'en penses-tu ?
Hervé This : Les chiens aboient et la caravane passe.
Des courants anti GM ? Qu'ils se manifestent !
La gastronomie moléculaire pas scientifique ? C'est idiot, puisque la gastronomie moléculaire, c'est précisément l'étude scientifique des transformations culinaires.
Enfin, les résultats sont publiés dans des revues, et montrés par des expériences dans des conférences. Chacun peut juger. et reproduire s'il s'en donne la peine. Mais là, il y a généralement moins de critiques, car il s'agit de travailler !
Hervé This en fait trop : c'est peut être qu'il y a urgence. Et puis, pourquoi m'empêcherait-on d'en faire plus et toujours plus ? Je n'ai ni besoin ni envie de vacances : j'aime la science, la cuisine et la littérature.
« On » (qui est ce « on » ?) m'accuse d'être too much ? Je m'en fiche.
De nombreux établissements scolaires et les enseignants qui y sont rattachés travaillent pour toi. Ils n'ont aucun cadre officiel pour le faire. Que doivent ils faire pour être rassurés sur le bien-fondé de leur action dans le cadre légal de leur mission d'enseignement ?
Hervé This : Je m'insurge : non, les établissements et les enseignants ne travaillent pas pour moi mais pour eux ! Ou bien pour le monde culinaire. Je ne force personne et, d'ailleurs, je n'ai pas pouvoir de le faire, car je ne suis rien dans l'éducation nationale. C'est moi qui suis à leur service, ne confondons pas. Et pour leur action, qu'ils s'adressent à leur hiérarchie, ou qu'ils prennent leurs responsabiltés.
Mais, quand même, je ne peux m'empêcher de comparer deux systèmes d'enseignement : l'un où le professeur (qui n'a pas toujours vérifié les faits) donne la vérité à l'élève, qui doit gober et retransmettre sans regard critique, et l'autre où l'élève expérimente par lui-même, se fait une idée, apprend à regarder, se forme à l'esprit de recherche. Inutile de dire que je préfère la seconde solution.
N'y a-t-il pas mieux à faire ? A découvrir les beautés de la cuisine ? A chercher à transmettre des idées artistiques ? A chercher de meilleures méthodes pédagogiques ?
Afin de repondre aux doutes et aux freins de ceux qui ne voudraient pas « fauter » face à leur hiérarchie. La GM est-elle reconnue officiellement par les autorités (éducation nationale, formation IUFM.)
Hervé This : Ce n'est pas à moi de le dire : il faut s'adresser à l'inspection générale ou au ministre.. Qui a signé « sur mes épaules », il y a un an, avec le président de l'INRA, une convention cadre de collaboration entre l'éducation nationale et l'INRA, afin que cet institut de recherche puisse contribuer à un enseignement encore améliorer : j'espère que personne ne contestera que des améliorations sont possibles ?
Ces expérimentations et protocoles sont ils ensuite réutilisés dans l'industrie ?
Hervé This : Ce n'est pas mon problème : la gastronomie moléculaire a été faite pour s'intéresser à la cuisine domestique ou de restaurant, pas à l'industrie alimentaire, qui a déjà ses centres de recherche. En revanche, la cuisine n'a pas de centre technique. Les séminaires et mon laboratoire en tiennent lieu. Ils sont au service de tous. Je suis un serviteur, pas un dictateur.
Mais il faut aussi avouer que de nombreux industriels sont intéressés par la gastronomie moléculaire : je reçois beaucoup d'argent (pour le laboratoire et pour les étudiants) du monde industriel. N'est-ce pas une preuve de leur intérêt ? Mais je m'avance : il faut leur poser la question directement.
Toutes les expérimentions ou constructions de protocoles sont ils judicieux, utiles ?
Hervé This : Ca c'est une question importante. Par exemple, dans le temps, j'ai fait tester par une femme le fait que les mayonnaises ne tournent pas en période de règles. Etait-ce utile ? Oui : on sait maintenant, preuve à l'appui, que cette idée n'est pas juste.
Evidemement, certaines expériences sont plus intéressantes que d'autres, mais je cherche à ne pas fermer le champ de la recherche ; qui dit recherche dit ouverture d'esprit au maximum. Rien n'est jamais acquis. Dans mon laboratoire, sous mes yeux, il y a un panneau avec cette phrase écrite en très gros : « tenir le probable pour faux jusqu'à preuve du contraire ».
De tes découvertes culinaires quelle est celle dont tu es la plus fière ?
Hervé This : Certainement l'invention des formules et des calculs pour décrire les systèmes dispersés et inventer un nombre infini de plats nouveaux !
Dans ton « Traité élémentaire de cuisine » certains se demandent pourquoi tu n'as pas souhaité écrire ce livre avec des enseignants afin de clarifier ta vision avec la réalité du terrain ?
Hervé This : Le monde de la cuisine n'est pas celui de l'enseignement. Je me préoccupe d'abord de cuisine. Et là, j'ai le meilleur des maîtres : Pierre Gagnaire.
Et puis, quand même n'est-ce pas un peu naïf de croire que j'ai besoin de clarifier ma vision de la cuisine, alors que je passe mes journées à l'étudier depuis si longtemps : je ne crois pas être à la traîne, derrière les professeurs de cuisine. Il ne faut quand même pas pousser.
Ton travail au sein de l'INRA est utilisé dans le cadre de la recherche.
Dans quels domaines par exemple ton travail est-il exploité par les industriels, les équipementiers, les industries de l'agro alimentaire.
Hervé This : Ce n'est pas mon problème. Mon problème, c'est la recherche, pas la technologie.. Mais les formules que j'ai introduites sont aujourd'hui utilisées par de nombreux industriels qui font de la « formulation ».
Dans le milieu de l'éducation nationale des craintes et de l'enthousiasme se font sentir par rapport à ton implication. Enthousiasme par le renouveau qu'apporte la discipline scientifique et crainte de voir « transférer » nos connaissances dans un domaine extérieur à la cuisine. Que réponds tu à cette double question ?
Hervé This : Enthousiasme ? Tant mieux. J'essaierai d'être à la hauteur.
Craintes que les connaissances des cuisiniers soient transmises ? Ce serait merveilleux, que la cuisine puisse rayonner davantage, non ? Je ne comprends pas ces craintes ; il faut m'expliquer mieux.
Toujours dans ce milieu, on craint ta main-mise et ton influence dans le choix et la construction des futurs programmes ; tu serais considéré comme une éminence grise. Qu'en penses tu ?
Hervé This : Éminence grise de qui ? Je me contente d'expérimenter, de poser des questions, d'énoncer des évidences parfois si aveuglantes. qu'on est aveuglé. Je cherche toujours le consensus, quand il est fondé sur la vérité. Et le dialogue. Que chacun s'exprime !
L'irréfutable existe-t-il en matière culinaire ? Un protocole est-il infaillible, tout comme une recette devrait l'être ?
Hervé This : Je crois que la question est mal posée. D'abord parce que je déteste les protocoles : je veux d'abord des méthodes, et ensuite je veux comprendre. Les recettes ne sont jamais utiles. Elles ne me rendent pas plus malin, une fois que les ai exécutées (je déteste ce mot).
La gastronomie moléculaire ne risque-t-elle pas d'enfermer la créativité ?
Hervé This : Voir le site de Pierre Gagnaire : chaque mois, je lui donne une invention, et il s'en sert pour inventer deux à quatre recettes complètement ébouriffantes, jamais vues.
Si tu étais cuisinier tu aimerais apprendre ton métier avec quel chef ?
Hervé This : Aucun : je déteste les maîtres ! Je ne me fie qu'à moi-même, à mon travail, au raisonnement, à l'expérimentation. Je n'ai jamais eu de maître en science, et je vois mal pourquoi j'en aurais en cuisine.
Quels sont les conseils que tu pourrais apporter aux jeunes élèves en formation et aux apprentis de ce métier ?
Hervé This : Il faut travailler, chercher des méthodes pour être demain plus intelligent qu'aujourd'hui.
As tu un ouvrage ou un projet à annoncer ?
Hervé This : J'ai milles choses dans ma marmite, parce que celle-ci bouillonne. Et pourquoi bouillonne-t-elle ? Parce que j'active le feu dessous. Dans mon ordinateur portable, il y a 27 manuscrits tous plus ou moins finis. Dans les articles (scientifiques ou non) en préparation, j'ai des centaines de thèmes. Avec Pierre, nous avons un ou deux ans d'avance dans les cartons.
Il y a des chantiers à l'infini, et la vie est belle, quand on ne la passe pas comme une oie que l'on gave. Les transformations culinaires sont des émerveillements permanents, j'ai 10 000 questions ouvertes à explorer. Il y a du travail pour tous ceux qui veulent contribuer à faire avancer la cuisine, soit du point de vue technique, soit du point de vue artistique, soit du point de vue de l'amour.
Pour conclure pourrais-tu offrir à nos visiteurs une recette originale ?
Hervé This : Désolé, je déteste les recettes, mais j'invite tous les amateurs de cuisine à se demander ce qui se passe quand ils cuisinent. Tous ensemble, nous avons une chance de comprendre plus finement les phénomènes.
Nous vous remercions d'avoir bien voulu vous prêter à ce jeu des questions et des réponses.
Les secrets de la casserole - mai 1993
Révélations gastronomiques - mai 1995
Casseroles et éprouvettes - mars 2002
Traité élémentaire de cuisine - mars 2002
La cuisine c'est de l'amour, de l'art, de la technique (avec Pierre Gagnaire) - mars 2006
De la science aux fourneaux - juin 2007
Construisons un repas (avec M.O Monchicourt) - février 2007
Alchimistes aux fourneaux (avec Pierre Gagnaire) - octobre 2007
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