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Musset (Alfred de)

Musset (Alfred de)
Musset (Alfred de)

Alfred de Musset

Poète et un dramaturge français de la période romantique (1810-1857).

Un Souper chez Mademoiselle Rachel (1839)

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (30.VII.1998)
Texte relu par : A. Guézou

https://www.bmlisieux.com/

Diffusion libre et gratuite (freeware)

Cette lettre adressée à Mme Jaubert le 30 mai 1839 a été publiée (avec modifications de Paul de Musset) dans le Magasin de la Librairie le 25 mars 1859.
Texte établi sur l'édition Alphonse Lemerre des oeuvres d'Alfred de Musset, volume Oeuvres posthumes (1911).

Un Souper chez Mademoiselle Rachel

A Madame***

Merci d'abord, madame et chère marraine, pour la lettre que vous me communiquez de l'aimable Paolita. Cette lettre est bien remarquable et bien gentille ; mais que dirai-je de vous, qui ne manquez jamais une occasion d'envoyer un peu de joie à ceux qui vous aiment ? Vous êtes la seule créature humaine que je connaisse faite ainsi.

Un bienfait n'est jamais perdu : en réponse à votre lettre de Desdémone, je veux vous servir un souper chez mademoiselle Rachel, qui vous amusera si nous sommes toujours du même avis et si vous partagez encore mon admiration pour cette sublime fille. Ma petite scène sera pour vous seule, d'abord parce que la noble enfant déteste les indiscrétions, et ensuite parce qu'on a fait, depuis que je vais quelquefois chez elle, tant de sots propos et de bavardages, que j'ai pris le parti de ne pas même dire que je l'ai vue au Théâtre-Français.

On avait joué Tancrède ce soir, et j'étais allé dans l'entr'acte lui faire compliment sur son costume, qui était charmant. Au cinquième acte, elle avait lu sa lettre avec un accent plus touchant, plus profond que jamais ; elle-même m'a dit qu'en ce moment elle avait pleuré et s'était sentie émue à tel point qu'elle avait craint d'être forcée de s'arrêter. A dix heures, au sortir du théâtre, le hasard m'a fait la rencontrer sous les galeries du Palais-Royal donnant le bras à Félix Bonnaire, et suivie d'un escadron de jeunesses, parmi lesquelles mademoiselle Rabut, mademoiselle Dubois, du Conservatoire, etc. Je la salue ; elle me répond : «Je vous emmène souper».

Nous voilà donc arrivés chez elle. Bonnaire s'éclipse, triste et fâché de la rencontre ; Rachel sourit de ce piteux départ. Nous entrons ; nous nous asseyons, les amis de ces demoiselles chacun à côté de sa chacune, et moi à côté de la chère Fanfan. Après quelques propos insignifiants, Rachel s'aperçoit qu'elle a oublié au théâtre ses bagues et ses bracelets ; elle envoie sa bonne les chercher. - Plus de servante pour faire le souper ! Mais Rachel se lève, va se déshabiller et passe à la cuisine. Un quart d'heure après, elle rentre en robe de chambre et en bonnet de nuit, un foulard sur l'oreille, jolie comme un ange, tenant à la main une assiette sur laquelle sont trois biftecks qu'elle a fait cuire elle-même. - Elle pose l'assiette au milieu de la table, en nous disant : «Régalez-vous» ; puis elle retourne à la cuisine et revient tenant d'une main une soupière pleine de bouillon fumant et de l'autre une casserole où sont les épinards. - Voilà le souper ! - Point d'assiettes ni de cuillers, la bonne ayant emporté les clefs. Rachel ouvre le buffet, trouve un saladier plein de salade, prend la fourchette de bois, déterre une assiette et se met à manger seule.

«Mais, dit la maman qui a faim, il y a des couverts d'étain à la cuisine».

Rachel va les chercher, les apporte et les distribue aux convives. Ici commence le dialogue suivant, auquel vous allez bien reconnaître que je ne change rien, pas même ce qui pourrait offenser la grammaire.

 

LA MÈRE.

Ma chère, tes biftecks sont trop cuits.

RACHEL.

C'est vrai ; ils sont durs comme du bois. Dans le temps où je faisais notre ménage, j'étais meilleure cuisinière que cela. C'est un talent de moins. Que voulez-vous ! j'ai perdu d'un côté, mais j'ai gagné de l'autre. - Tu ne manges pas, Sarah ?

SARAH.

Non ; je ne mange pas avec des couverts d'étain.

RACHEL.

Oh ! c'est donc depuis que j'ai acheté une douzaine de couverts d'argent avec mes économies que tu ne peux plus toucher à de l'étain ? Si je deviens plus riche, il te faudra bientôt un domestique derrière ta chaise et un autre devant. Montrant sa fourchette Je ne chasserai jamais ces vieux couverts-là de notre maison. Ils nous ont trop longtemps servi. N'est-ce pas maman ?

LA MÈRE, la bouche pleine.

Est-elle enfant !

RACHEL, s'adressant à moi.

Figurez-vous que lorsque je jouais au théâtre Molière je n'avais que deux paires de bas et que tous les matins...

Ici la soeur Sarah se met à baragouiner de l'allemand pour empêcher sa soeur de continuer.

RACHEL, continuant.

Pas d'allemand ici ! - Il n'y a point de honte. - Je n'avais donc que deux paires de bas, et, pour jouer le soir, j'étais obligée d'en laver une paire tous les matins. Elle était dans ma chambre, à cheval sur une ficelle, tandis que je portais l'autre.

MOI.

Et vous faisiez le ménage ?

RACHEL.

Je me levais à six heures tous les jours, et à huit heures tous les lits étaient faits. J'allais ensuite à la halle pour acheter le dîner.

MOI.

Et faisiez vous danser l'anse du panier ?

RACHEL.

Non. J'étais une très honnête cuisinière ; n'est-ce pas, maman ?

LA MÈRE, tout en mangeant.

Oh ! ça, c'est vrai.

RACHEL.

Une fois seulement, j'ai été voleuse pendant un mois. Quand j'avais acheté pour quatre sous, j'en comptais cinq, et, quand j'avais payé dix sous, j'en comptais douze. Au bout du mois, je me suis trouvée à la tête d'une somme de trois francs.

MOI, sévèrement.

Et qu'avez-vous fait de ces trois francs, mademoiselle ?

LA MÈRE, voyant que Rachel se tait.

Monsieur, elle s'est acheté les oeuvres de Molière avec.

MOI.

Vraiment !

RACHEL.

Ma foi, oui. J'avais déjà un Corneille et un Racine ; il me fallait bien un Molière ; je l'ai acheté avec mes trois francs, et puis j'ai confessé mes crimes. - Pourquoi donc mademoiselle Rabut s'en va-t-elle ? Bonsoir, mademoiselle !

Les trois quarts des ennuyeux, s'ennuyant, font comme mademoiselle Rabut. La servante revient, apportant les bagues et les bracelets oubliés. On les met sur la table ; les deux bracelets sont magnifiques : ils valent bien quatre ou cinq mille francs. Ils sont accompagnés d'une couronne en or et du plus grand prix. Tout cela carambole sur la table avec la salade, les épinards et les cuillers d'étain. Pendant ce temps, frappé de l'idée du ménage, de la cuisine, des lits à faire et des fatigues de la vie nécessiteuse, je regarde les mains de Rachel, craignant quelque peu de les trouver laides ou gâtées. Elles sont mignonnes, blanches, potelées et effilées comme des fuseaux. - Ce sont de vraies mains de princesse.

Sarah, qui ne mange pas, continue de gronder en allemand. - Il est bon de savoir qu'elle avait fait, le matin, je ne sais quelle escapade, un peu trop loin de l'aile maternelle, et qu'elle n'avait obtenu son pardon et sa place à table qu'à la prière répétée de sa soeur.

RACHEL, répondant aux grogneries allemandes.

Tu m'ennuies. Je veux raconter ma jeunesse, moi. Je me souviens qu'un jour je voulais faire du punch dans une de ces cuillers d'étain. J'ai mis ma cuiller sur la chandelle, et elle m'a fondu dans la main. A propos, Sophie ! donne-moi du kirsch. Nous allons faire du punch. Ouf ! c'est fini ; j'ai soupé.

La cuisinière apporte une bouteille.
LA MÈRE.

Sophie s'est trompée. C'est une bouteille d'absinthe.

MOI.

Donnez-m'en un peu.

RACHEL.

Oh ! que je serai contente si vous prenez quelque chose chez nous !

LA MÈRE.

On dit que c'est très sain, l'absinthe.

MOI.

Pas du tout. C'est malsain et détestable.

SARAH.

Alors pourquoi en demandez-vous ?

MOI.

Pour pouvoir dire que j'ai pris quelque chose ici.

RACHEL.

Je veux en boire.

Elle verse de l'absinthe dans un verre d'eau et boit. On lui apporte un bol d'argent, où elle met du sucre et du kirsch ; après quoi elle allume son punch et le fait flamber.

RACHEL.

J'aime cette flamme bleue.

MOI.

C'est bien plus joli quand on est sans lumière.

RACHEL.

Sophie, emportez les chandelles.

LA MÈRE.

Du tout, du tout ! Quelle idée ! Par exemple !

RACHEL.

C'est insupportable !... Pardon, chère maman ; tu es bonne, tu es charmante, Elle l'embrasse. mais je désire que Sophie emporte les chandelles.

Un monsieur quelconque prend les deux chandelles et les met sous la table. - Effet de crépuscule. - La maman, tour à tour verte et bleue, à la lueur du punch, braque ses yeux sur moi et observe tous mes mouvements. - Les chandelles reparaissent.

UN FLATTEUR.

Mademoiselle Rabut n'était pas belle ce soir.

MOI.

Vous êtes difficile ; je la trouve assez jolie.

UN AUTRE FLATTEUR.

Elle n'a pas d'intelligence.

RACHEL.

Pourquoi dites-vous cela ? Elle n'est pas si sotte que beaucoup d'autres, et, de plus, c'est une bonne fille. Laissez-là tranquille. Je ne veux pas qu'on parle ainsi de mes camarades.

Le punch est fait. Rachel remplit les verres et en distribue à tout le monde ; elle verse ensuite le reste du punch dans une assiette creuse, et se met à boire avec une cuiller ; puis elle prend ma canne, tire le poignard qui est dedans et se cure les dents avec la pointe. - Ici finissent le verbiage vulgaire et les propos d'enfant. Un mot va suffire pour changer tout le caractère de la scène et pour faire paraître dans ce tableau bohème la poésie et l'instinct des arts.

MOI.

Comme vous avez lu cette lettre, ce soir ! Vous étiez bien émue.

RACHEL.

Oui ; il m'a semblé sentir en moi comme si quelque chose allait se briser... Mais c'est égal : je n'aime pas beaucoup cette pièce-là (Tancrède). C'est faux.

MOI.

Vous préférez les pièces de Corneille et de Racine ?

RACHEL.

J'aime bien Corneille ; et cependant il est quelquefois trivial, quelquefois ampoulé. - Tout cela n'est pas encore la vérité.

MOI.

Oh ! doucement, mademoiselle.

RACHEL.

Voyons : lorsque dans Horace, par exemple, Sabine dit : On peut changer d'amant, mais non changer d'époux, eh bien, je n'aime pas cela. C'est grossier.

MOI.

Vous avouerez, du moins, que cela est vrai.

RACHEL.

Oui ; mais est-ce digne de Corneille ? Parlez-moi de Racine ! Celui-là, je l'adore. Tout ce qu'il a dit est si beau, si vrai, si noble !

MOI.

A propos de Racine, vous souvenez-vous d'avoir reçu, il y a quelque temps, une lettre anonyme qui vous donnait un avis sur la dernière scène de Mithridate ?

RACHEL.

Parfaitement ; j'ai suivi le conseil qu'on me donnait, et depuis ce temps-là je suis toujours applaudie à cette scène. Est-ce que vous connaissez la personne qui m'a écrit ?

MOI.

Beaucoup ; c'est la femme de tout Paris qui a le plus grand esprit et le plus petit pied. - Quel rôle étudiez-vous maintenant ?

RACHEL.

Nous allons jouer, cet été, Marie Stuart ; et puis Polyeucte ; et peut-être...

MOI.

Eh bien ?

RACHEL, frappant du poing sur la table.

Eh bien, je veux jouer Phèdre. On me dit que je suis trop jeune, que je suis trop maigre, et cent autres sottises. Moi, je réponds : C'est le plus beau rôle de Racine ; je prétends le jouer.

SARAH.

Ma chère, tu as peut-être tort.

RACHEL.

Laisse-moi donc ! Si on trouve que je suis trop jeune et que le rôle n'est pas convenable, parbleu ! j'en ai dit bien d'autres en jouant Roxane ; et qu'est-ce que cela me fait ? Si on trouve que je suis trop maigre, je soutiens que c'est une bêtise. Une femme qui a un amour infâme, mais qui se meurt plutôt que de s'y livrer ; une femme qui a séché dans les feux, dans les larmes, cette femme-là ne peut pas avoir une poitrine comme celle de madame Paradol. Ce serait un contresens. J'ai lu le rôle dix fois, depuis huit jours ; je ne sais pas comment je le jouerai, mais je vous dis que je le sens. Les journaux ont beau faire ; ils ne m'en dégoûteront pas. Ils ne savent quoi inventer pour me nuire, au lieu de m'aider et de m'encourager ; mais je jouerai, s'il le faut, pour quatre personnes. Se tournant vers moi. Oui ! j'ai lu certains articles pleins de franchise, de conscience, et je ne connais rien de meilleur, de plus utile ; mais il y a tant de gens qui se servent de leur plume pour mentir, pour détruire ! Ceux-là sont pires que des voleurs ou des assassins. Ils tuent l'esprit à coups d'épingle ! Oh ! il me semble que je les empoisonnerais !

LA MÈRE.

Ma chère, tu ne fais que parler ; tu te fatigues. Ce matin, tu étais debout à six heures ; je ne sais ce que tu avais dans les jambes. Tu as bavardé toute la journée, et encore, tu viens de jouer ce soir ; tu te rendras malade.

RACHEL, avec vivacité.

Non ; laisse-moi. Je te dis que non ! Cela me fait vivre. En se tournant de mon côté. Voulez-vous que j'aille chercher le livre ? Nous lirons la pièce ensemble.

MOI.

Si je le veux !... Vous ne pouvez rien me proposer de plus agréable.

SARAH.

Mais, ma chère, il est onze heures et demie.

RACHEL.

Eh bien, qui t'empêche d'aller te coucher ?

Sarah va, en effet, se coucher. Rachel se lève et sort ; au bout d'un instant, elle revient tenant dans ses mains le volume de Racine ; son air et sa démarche ont je ne sais quoi de solennel et de religieux ; on dirait un officiant qui se rend à l'autel, portant les ustensiles sacrés. Elle s'asseoit près de moi et mouche la chandelle. La maman s'assoupit en souriant.

RACHEL, ouvrant le livre avec un respect singulier
et s'inclinant dessus
. Comme j'aime cet homme-là ! Quand je mets le nez dans ce livre, j'y resterais pendant deux jours sans boire ni manger !

Rachel et moi nous commençons à lire Phèdre, le livre posé sur la table entre nous deux. Tout le monde s'en va. Rachel salue d'un léger signe de tête chaque personne qui sort, et continue la lecture. D'abord, elle récite d'un ton monotone, comme une litanie. Peu à peu elle s'anime. Nous échangeons nos remarques, nos idées, sur chaque passage. Elle arrive enfin à la déclaration. Elle étend alors son bras droit sur la table ; le front posé sur la main gauche, appuyée sur son coude, elle s'abandonne entièrement. Cependant elle ne parle encore qu'à demi-voix. Tout à coup ses yeux étincellent ; - le génie de Racine éclaire son visage ; - elle pâlit, elle rougit. - Jamais je ne vis rien de si beau, de si intéressant ; jamais au théâtre elle n'a produit sur moi tant d'effet.

La fatigue, un peu d'enrouement, le punch, l'heure avancée, une animation presque fiévreuse sur ces petites joues entourées d'un bonnet de nuit, je ne sais quel charme inouï répandu dans tout son être, ces yeux brillants qui me consultent, un sourire enfantin qui trouve moyen de se glisser au milieu de tout cela ; enfin, jusqu'à cette table en désordre, cette chandelle dont la flamme tremblote, cette mère assoupie près de nous, tout cela compose à la fois un tableau digne de Rembrandt, un chapitre de roman digne de Wilhelm Meister, et un souvenir de la vie d'artiste qui ne s'effacera jamais de ma mémoire.

Nous arrivons ainsi à minuit et demi. Le père rentre de l'Opéra, où il vient de voir mademoiselle Nathan débuter dans la Juive. A peine assis, il adresse à sa fille deux ou trois paroles des plus brutales pour lui ordonner de cesser sa lecture. Rachel ferme le livre, en disant : «C'est révoltant ! j'achèterai un briquet et je lirai seule dans mon lit». Je la regardai : de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

C'était une chose révoltante, en effet, que de voir traiter ainsi une pareille créature ! Je me suis levé, et je suis parti plein d'admiration, de respect et d'attendrissement.

Et, en rentrant chez moi, je m'empresse de vous écrire, avec la fidélité d'un sténographe, tous les détails de cette étrange soirée, pensant que vous les conserverez, et qu'un jour on les retrouvera.

Un article ajouté le 29/02/16  - Mis à jour le 15/06/21 .

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