Roy Lewis est né le 6 novembre 1913. Il a fait ses études à Birmingham puis à Oxford, il a ensuite intégré la célèbre London School of Economics puis qu’il a mené une carrière de journaliste et de sociologue.
Il est l’auteur de plusieurs romans : Le dernier roi socialiste, Mr Gladstone et la demi-mondaine et Pourquoi j’ai mangé mon père. Il est mort le 9 octobre 1996.
Partez au coeur de l'Afrique à l'époque du Pléistocène et vivez la découverte du feu et l'évolution qui s'en suivra au coeur d'une famille préhistorique ordinaire, celle d'Edouard (le père), de Vania l'oncle réac et ennemi du progrès. Un livre délirant et très bien documenté.
Cependant, à mesure que nous approchions, nous nous coulions des regards inquiets. J'avais senti que quelque chose clochait. Oswald le renifla aussi. Puis Alexandre, les filles et même Tobie suant et ahanant plié en deux. Ce fut Oswald pour finir qui exprima notre pensée à tous.
_ Qu'est ce donc qui pue à ce point ?
_ Ça me rappelle quelque chose, dis-je, mais je n'arrive pas à préciser quoi.
_ Ce n'est ni du cadavre ni du volcan, ça sent comme qui dirait entre les deux, renifla Oswald.
Je me demande s'il n'y a pas eu un accident ici où ailleurs.
_ C'est pas désagréable, je trouve, dit Alexandre. Et même ça me produit un drôle d'effet :
j'en ai l'eau à la bouche.
_ C'est ma foi vrai, dîmes-nous les uns après les autres.
_ Allons-y, dit Oswald, vaut mieux se rendre compte.
Nous forçames l'allure, Tobie et Caroline suivant laborieusement en arrière-garde. L'odeur étrange, piquante, provocante croissait à chaque pas. Nous aperçûmes, avec soulagement, la horde au complet assise autour du feu. Toutefois celui-ci pétillait, crépitait, crachotait de façon anormale. Tous les quelques moments une tante ou l'autre se levait, fichait un bâton dans les braises et le ramenait à elle avec, au bout, une masse grésillante.
_ Mais... c'est du jarret de cheval ! haleta Oswald.
_ Et ça une côtelette d'antilope ! dis-je à mon tour.
Nous courûmes les derniers cent mètres, talonnés de près par les autres, et nous fîmes irruption dans le cercle de famille.
Cela fit sensation.
_ Bienvenue, les enfants ! s'écria père, passé la première surprise.
_ Bienvenue, s'écria mère, et je vis couler des larmes de joie sur son cher visage zébré de suie.
Juste à l'heure pour dîner ! ajouta-t-elle en riant.
Et puis ce furent les exclamations sans fin, les étreintes, les reniflements, les rires, les embrassades, les présentations.
.../...
_ Maman, mais qu'est ce que tu fais là ? Tu te sers de bonne viande comme de bois à brûler ?
_ Mon Dieu, mon rôti ! s'écria mère en se précipitant vers le feu. Complètement oublié, avec ces retrouvailles. Il va être trop cuit... gémit-elle et, en hâte, elle retira du feu un gros morceau fumant de râble d'antilope. J'en étais sûre, ce côté-là est complètement brûlé, dit-elle en l'examinant. Heureusement qu'Ernest m'a prévenue.
_ T'en fais pas, ma chérie, dit père. Tu sais que j'aime le roussi bien croquant. Je prendrai l'extérieur avec plaisir.
Pour moi, tout ce dialogue était du latin.
_ Mais enfin, de quoi parlez-vous ? suppliai-je abasourdi.
_ De quoi ? Mais de cuisine, tiens !
_ Mais qu'est ce que c'est que toute cette cuisine ? m'énervai-je.
_ Notre dîner, dit père. Et tout à coup : Oh ! mais j'y pense, c'est vrai que c'est nouveau pour vous, tout ça ! Votre mère ne l'avais pas encore inventé, fils, avant votre départ. Cuisiner, mes enfants, cela veut dire... eh bien c'est une façon de préparer le gibier avant de le mastiquer. Une méthode entièrement nouvelle pour... euh !... réduire les muscles et les ligaments dans... euh !... une forme plus friable, de sorte que... eh bien...
Mais cessant de froncer le sourcil, il se mit à sourire gaiement :
_ Oh, après tout, pourquoi essayer d'expliquer ? Le mouvement se prouve en mangeant?
Goûtez et voyez vous-mêmes.
Nos compagnes et nous faisions cercle autour de l'étrange morceau de viande, noirci, rétracté, mais plein d'arôme, que mère nous présentait. Les femmes, décontenancées et que le feu avait quelque peu effrayées déjà, reculaient timidement. Mais Oswald, vaillamment, leva son mufle, mordit dans la tranche de viande que mère, d'une lame de silex, avait habilement détachée, la poussa du doigt dans sa bouche. Aussitôt son visage devint cramoisi. Il postillonna, s'étrangla, suffoqua, déglutit violemment et se tortilla sur lui-même. L'eau
jaillit de ses yeux tandis qu'il se tapotait follement les lèvres et la gorge, en haletant.
_ Oh ! désolé, Oswald ! dit père. Bien sûr, tu ne pouvais pas savoir. J'aurais du te prévenir que c'était très chaud.
_ Cours à la rivière, mon petit, dit mère et bois un peu d'eau, ça te soulagera.
Dans un éclair Oswald eut disparu, et un moment plus tard nous entendions le bruit d'un
violent plongeon.
_ Nous autres, nous y sommes habitués, dit père, mais au début il faut s'y prendre avec précaution. Le mieux c'est de souffler dessus pour commencer, puis de mordiller petit à petit par l'extérieur. Mais vous verrez qu'en un rien de temps vous vous débrouillerez très bien.
Munis de ce mode d'emploi, nous nous mîmes au travail. Oswald nous avait rejoints. Nous nous brûlâmes quand même un peu pour commencer, mais ça valait la peine. On eut dit que la viande, sous nos dents, capitulait sans condition. Le goût, ce mélange de cendre et de chair brûlée, de filets attendris et de graisse fondante, était enivrant. Et le jus ! Ce jus rouge ! De l'ambroisie.
A peine s'il fallait encore mastiquer sérieusement. La puissance élastique d'un muscle strié, qui avait imprimé à un gnou de trois cent kilos une vitesse de quatre-vingt à l'heure, vous fondait littéralement sur la langue. Ce fut une révélation.
.../...
_ C'est du génie, dit père avec un profond respect. Du pur génie. Un pas incalculable pour toute l'espèce. Les possibilités sont prodigieuses.
Traditionnellement réalisé avec de la langue de boeuf fumée.
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