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Chavette (Eugène)

Chavette (Eugène)
Chavette (Eugène)

Eugène Chavette

Pseudo d'Eugène Vachette écrivain français né à Paris en 1827 et mort à Montfermeil la 16 mai 1902. Fils du restaurateur parisien Joseph Vachette, propriétaire des cafés littéraires le Brébant-Vachette et le café Vachette, il commence à écrire à l'âge de trente-huit ans. Il collabore au Figaro, au Tintamarre et à L'événement. écrivain humoriste, il présente sur un mode léger et burlesque de petites histoires dont la moralité s'accommode de macabre et de scabreux.

Les Petites Comédies du vice, 1875 (extrait)


LE ROTISSEUR DANS L'EMBARRAS

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (15.01.1998) Texte relu par : A. Guézou Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 7216, 14107 Lisieux cedex
Diffusion libre et gratuite (freeware)
Texte établi sur l'édition Marpon et Flammarion, Paris 1890.

De nombreux autres textes en ligne sur le site de la Bibliothèque Electronique de Lisieux et sur le site de Gallica (voir les liens en bas de page).

(L'avarice)
Scène première
MONSIEUR ET MADAME FRAICHOT La scène se passe, le lundi gras, dans l'arrière-boutique de M. Fraichot, le plus fort rôtisseur de son arrondissement. Ce digne commerçant est en train de compulser son grand-livre. MONSIEUR FRAICHOT, lisant d'un ton larmoyant. En 1865, la recette s'élevait à quatre mille cinq cent douze francs, les vingt pour cent de bénéfices se montent à neuf cents francs. MADAME FRAICHOT, avec un sanglot. - Quel malheur ! MONSIEUR FRAICHOT, d'une voix lugubre. - Faisons maintenant le compte de 1866 ! 518 oies grasses à cinq francs 2 590 244 poulets à trois francs 732 225 dindes à six francs 1 350 192 pigeons à deux francs 384 5 056 F. En ne tenant pas compte de la vente des «abattis» qui couvre nos frais du jour, les vingt pour cent accusent un bénéfice net de mille francs. (Avec rage) Fatalité ! MADAME FRAICHOT, que la douleur fait bégayer. - La moyenne par année est donc de neuf cent cinquante francs ! (Elle éclate). Affreuse catastrophe ! MONSIEUR FRAICHOT, avec désespoir. - La Providence s'est détournée de nous ! (Les deux époux pleurent en silence). Scène II LES MêMES, MADAME CAMBOURNAC MADAME CAMBOURNAC, entrant. - Que vois-je ? Madame Fraichot, de l'eau plein les yeux ! Vous voulez donc y élever des poissons rouges ? MADAME FRAICHOT. - Ah ! m'ame Cambournac, ignorez-vous le malheur qui nous tombe dessus ? MONSIEUR FRAICHOT. - Vous savez bien, le vieux cousin qui vivait avec nous ? MADAME CAMBOURNAC. - Oui, ce vieux sans âge, et si laid que les juments pleines détournaient la tête. Eh bien ? MONSIEUR FRAICHOT, éclatant. - Défunt ! pour toujours ! MADAME CAMBOURNAC. - Comment ! Vrai ? Il est mort !... Et pourquoi ? Exprès alors ? MONSIEUR FRAICHOT. - Un caprice ! Hier, tout doucement... au moment où le gazier tintait pour éteindre le gaz. MADAME FRAICHOT. - Il a fait comme ça : Pfuiii ! Moi, je croyais qu'il avait trop mangé ; pas du tout, il rendait son âme. MADAME CAMBOURNAC. - Oh le pauvre cher homme ! MONSIEUR FRAICHOT. - Maintenant faut être juste et dire que, depuis l'âge de vingt ans, il était privé de toutes les joies de ce monde. MADAME CAMBOURNAC. - Il était eunuque ? MONSIEUR FRAICHOT. - Non, il était sourd, mais ça ne le gênait pas pour son état de dentiste. MADAME CAMBOURNAC. - Ça ne fait rien, je comprends que vous le pleuriez. MADAME FRAICHOT, avec un profond étonnement. - Oh ! mais vous n'y êtes pas, madame Cambournac ! les quinze cents livres de rentes qu'il nous laisse nous empêchent de le regretter ; vous n'y êtes pas (pleurant), ça n'est pas ça. MADAME CAMBOURNAC. - Quoi donc, alors ? MONSIEUR FRAICHOT. - Il est parti hier dimanche gras ; aujourd'hui les formalités ont lieu et il faudra l'enterrer demain mardi gras. Comprenez-vous maintenant, madame Cambournac ? MARDI GRAS ! c'est-à-dire le meilleur jour de l'année pour notre commerce ! Une recette forcée ! MADAME FRAICHOT. - Et il faudra fermer la boutique ! clore le four ! arrêter la broche ! (Avec désespoir) Ah ! le ciel est sévère pour nous. MONSIEUR FRAICHOT. - Un jour qui, depuis six ans, nous donnait un bénéfice moyen de mille francs ! Et notez bien que j'oublie exprès 1858 où notre concurrent du carrefour, le matin même, eut le bonheur de se pendre, ce qui nous a donné une recette exceptionnelle que je n'espère plus ; car c'est une de ces chances qui ne se représentent pas deux fois dans la vie d'un homme ! MADAME FRAICHOT. - Oui, mais nous payons bien ça aujourd'hui ! Toutes nos provisions étaient faites, sans parler des vieux rôtis de la boutique qui patientaient toujours avec l'espoir de partir au mardi gras ! MONSIEUR FRAICHOT. - Nous voici, jusqu'à Pâques, avec douze cents volailles sur le dos qui n'hésiteront pas à se défraîchir. MADAME CAMBOURNAC. - Si on demandait à retarder la cérémonie jusqu'à mercredi ? MONSIEUR FRAICHOT. - J'ai envoyé l'apprenti chez l'autorité, malheureusement on refusera ! Le pauvre cousin se dépêche trop. (Avec regret) Il avait bien raison, le pauvre cher homme, quand, depuis trente ans, il nous disait que rien ne se conservait dans sa chambre ! Scène III LES MêMES, L'APPRENTI L'APPRENTI. - Patron, l'autorité a dit qu'il fallait agir sans délais. LES DEUX éPOUX, avec désespoir. - Mille francs perdus ! MONSIEUR FRAICHOT, avec sincérité. - Je ne suis pas un prodigue, moi ! mais je donnerais bien de grand coeur neuf cents francs pour sauver le reste ! Même neuf cent cinquante francs ! MADAME CAMBOURNAC, s'écriant. - Ah ! ah ! il me vient une idée ! TOUS. - Laquelle ? MADAME CAMBOURNAC. - Si on l'embaumait... Comme ça il pourrait temporiser, c't homme - et on n'aurait rien à dire. MONSIEUR FRAICHOT, avec élan du coeur. - Ah ! madame Cambournac, vous êtes la manne qui nous tombe du ciel ! (A l'apprenti) Ne fais qu'un saut chez l'embaumeur ! (L'apprenti prend sa course). Scène IV LES MêMES, MOINS L'APPRENTI MADAME FRAICHOT. - Qu'est-ce que ça va pouvoir nous coûter ? MADAME CAMBOURNAC. - Je ne sais au juste, mais ça ne dépassera pas trois cents francs ! MONSIEUR FRAICHOT. - Trois cents francs ! Ça me paraît cher ! MADAME CAMBOURNAC. - Vous offriez tout à l'heure neuf cents et neuf cent cinquante francs ! MONSIEUR FRAICHOT. - Je ne dis pas le contraire ; mais je ne suis pas prodigue, je le répète, et trois cents francs ça me paraît beaucoup d'argent... beaucoup trop d'argent ! MADAME CAMBOURNAC, d'un ton froissé. - Ah ! dites donc, vous, je donne mon idée, moi, mais je ne gagne pas dessus. MONSIEUR FRAICHOT. - Je le sais, madame Cambournac ; seulement il n'est pas défendu d'aller à l'économie, n'est-ce pas ? MADAME CAMBOURNAC, avec colère. - Au fait, je suis bien bonne ! Faites-en ce que vous voulez de votre parent, je m'en bats l'oeil (S'animant) Pourquoi ne le mettez-vous pas tout de suite dans l'huile, comme les sardines... ou dans la graisse d'oie, ça conserve aussi ? Pendant que vous y êtes, monsieur Fraichot, employez le procédé pour conserver les légumes qu'on fait sécher au four. MONSIEUR FRAICHOT. - J'y pensais à l'instant ; mais si nous travaillons, nous aurons besoin de notre four... MADAME CAMBOURNAC, avec ironie. - C'est fort malheureux, ma foi ! Car sans ça vous empochiez vos fameux trois cents francs ! MADAME FRAICHOT. - Il me semble, Hector, que madame vous a indiqué un prix raisonnable... MONSIEUR FRAICHOT, s'emportant. - Toi, Eudoxie, tu ferais mieux de te taire ! Elle a dit trois cents francs au hasard, comme elle aurait tout aussi bien dit deux cents ! Elle n'en connaît pas plus que nous là-dessus. Ça n'en coûte peut-être que cinquante ; qu'en sais-tu ?... Avant de jeter l'argent par les fenêtres, au moins faut-il se rendre compte... Il n'y a pas de loi qui empêche de compter, il me semble ! L'APPRENTI, accourant. - Patron, v'là le saleur ! (Entrée de l'embaumeur, qui apporte son matériel). Scène V LES MêMES, L'EMBAUMEUR L'EMBAUMEUR. - C'est bien ici qu'on a réclamé mes soins pour un sujet à perpétuer ? (A Fraichot) Monsieur est le parent ? MONSIEUR FRAICHOT. - Oui, docteur ; je voudrais savoir ce que... L'EMBAUMEUR, l'interrompant. - Monsieur, nous avons d'abord l'embaumement historique pour souverains. Il est accompagné de procès verbaux sur parchemin et de monnaies au millésime qui suivent le corps. Il se fait avec solennité, en présence de nombreux et notables témoins. Les instruments injecteurs sont en argent. Son prix est de vingt mille francs. Ce n'est pas là, sans vous offenser, votre affaire. Nous avons ensuite l'embaumement d'étagère, pour souverains de petits duchés et riches particuliers ; il est très demandé par les étrangers. Le sujet, préparé avec soin, est placé sous un châssis en verre et peut rester ainsi exposé dans la galerie des ancêtres de son château, en ayant soin toutefois de lui éviter le soleil et les variations trop subites de température. Ce travail est du prix de trois mille francs. Ces deux manières de procéder forment le genre grandiose. MONSIEUR FRAICHOT. - Moi, je voudrais du petitdiose. L'EMBAUMEUR. - Nous avons alors le travail fait en vue de l'inhumation. Il peut conserver trois siècles et plus. Moi je garantis la conservation et j'engage ma signature. C'est l'embaumement de confiance, du prix de mille francs. Trois cents ans, songez-y ! Ce genre vous plaît-il ? MONSIEUR FRAICHOT. - Oui, et si vous en donnez au détail, je vous en demanderai pour dix francs, attendu qu'il me faut un tout petit embaumement provisoire de trois jours. L'EMBAUMEUR, avec roideur. - Je n'opère pas pour moins d'un an, et alors je prends cent francs. MONSIEUR FRAICHOT. - Je m'adresserai à un autre. L'EMBAUMEUR, avec ironie. - Je n'avais qu'un collègue, et je l'ai embaumé ce matin. Vous décidez-vous pour cent francs ? MONSIEUR FRAICHOT. - C'est trop cher pour nos moyens. MADAME FRAICHOT, bas à son mari. - Vois-tu, Hector, à vouloir trop gagner, tu nous feras tout perdre. MONSIEUR FRAICHOT, bas. - Mêle-toi de ce qui te regarde. (Haut) Docteur, est-ce votre dernier prix ? L'EMBAUMEUR, qui se dirige vers la porte. - Oui, cent francs. A un prix plus bas j'y perds, surtout si vous tenez à avoir de l'acétate d'alumine. MONSIEUR FRAICHOT. - Mais je n'y tiens pas le moins du monde. L'EMBAUMEUR, revenant. - Alors, si vous voulez bien vous contenter de simples injections d'eau, d'alun, de sel et de nitre, je puis vous passer le tout à soixante-dix francs. MONSIEUR FRAICHOT. - Tenez, docteur, moi, je suis rond en affaires ; topez-là pour cinquante francs, et c'est marché conclu. L'EMBAUMEUR. - Partageons la poire à soixante francs. MONSIEUR FRAICHOT. - Non, cinquante francs, je n'ai qu'une parole. L'EMBAUMEUR. - Alors, adieu, je ne travaille pas à perte. MADAME FRAICHOT, bas à son mari. - Ajoute les dix francs, ou nous allons perdre la recette. MONSIEUR FRAICHOT? entêté. - Je te répète de te mêler de ce qui te regarde. MADAME FRAICHOT. - écoute, Hector, depuis huit ans tu promets toujours de me faire voir Le Courrier de Lyon : donne les dix francs à monsieur et je te tiens quitte du Courrier. MONSIEUR FRAICHOT. - Tu t'y engages devant madame Cambournac ? MADAME FRAICHOT. - Je le jure. MONSIEUR FRAICHOT. - Allons, je fais ce que tu veux. (A l'apprenti) Conduis monsieur là-haut, et ne touche pas au sucrier. Scène VI LES MêMES, MOINS L'EMBAUMEUR MONSIEUR FRAICHOT. - C'était un sacrifice à faire, mais notre recette de demain est sauvée. MADAME FRAICHOT. - Après tout, le cousin nous laisse quinze cents francs de rentes, nous devions nous montrer bons parents. MONSIEUR FRAICHOT. - Comme ça, mercredi, à tête reposée, nous le conduirons à Montmartre. MADAME CAMBOURNAC, avec un bond de surprise. - De quoi ? à Montmartre ! Est-ce que vous allez maintenant le mettre à Montmartre ? MADAME FRAICHOT. - Pourquoi pas ? MADAME CAMBOURNAC. - Vous allez le planter là ! Dans un terrain où tout s'abîme ! Portez-moi-le donc au Père-Lachaise ; à la bonne heure ! voilà un cimetière qui conserve ! Tout le monde vous le dira. MONSIEUR FRAICHOT. - Au fait, vous avez raison. MADAME CAMBOURNAC. - Quand on a dépensé de l'argent, on n'est pas fâché d'en profiter. MONSIEUR FRAICHOT. - Vous m'ouvrez l'oeil, et j'aviserai. MADAME FRAICHOT. - Il est bien longtemps là-haut, le docteur. MONSIEUR FRAICHOT. - Tant mieux ! Voyez-vous, il est nouveau dans le quartier, et il sait que, connaissant beaucoup de monde, nous pouvons lui procurer une jolie clientèle ; je suis sûr qu'il va se piquer d'amour-propre et que, sans nous le dire, il va nous fourrer de son fameux acétate d'alumine qui est si cher. MADAME FRAICHOT. - Oh !... comme tu connais les hommes ! MONSIEUR FRAICHOT, tout joyeux. - Une chose qui me console, c'est que nous avons été au meilleur marché possible. MADAME CAMBOURNAC. - On voit bien que vous êtes de Normandie. Scène VII TOUS LES PERSONNAGES L'EMBAUMEUR. - C'est fini. LES DEUX éPOUX, avec désespoir. - Pauvre cousin ! L'EMBAUMEUR. - C'est soixante francs que vous me devez. MONSIEUR FRAICHOT. - Les voici (Avec un sourire) Avouez que vous êtes heureux d'avoir affaire à un honnête homme ? Car enfin je ne vous avais pas signé de papier !

Nous avons du monde à dîner par Eugène Chavette

(L'entêtement) Aidé de Toinette, la cuisinière, monsieur a mis le couvert, et il attend madame, sortie depuis le matin. A cinq heures, elle arrive enfin. MADAME. - Je me suis hâtée de rentrer, car j'étais sûre qu'il te serait impossible de te tirer seul d'affaire. MONSIEUR. - Il est vrai, ma bonne, quand on a du monde le soir à dîner, que c'est plutôt le devoir d'une femme de rester à la maison que d'aller courir les couturières toute la journée. MADAME. - Autant dire tout de suite que tu voulais me voir paraître entièrement nue à ce dîner, car il ne me restait rien à me mettre sur le dos. MONSIEUR. - C'est bien étonnant qu'à toutes nos occasions de soirées, spectacles ou dîners, il ne te reste jamais rien à te mettre sur le dos. Il faudrait emplir tes armoires de camphre, puisque les vers te dévorent ainsi tes robes jusqu'au dernier bouton. MADAME. - Tu cherches à détourner adroitement la question, et je n'étais pas fâchée de savoir comment tu t'y prendrais pour recevoir du monde à dîner, si par hasard tu étais seul... ou veuf... Qu'as-tu commandé à Toinette ? MONSIEUR. - Nous avons d'abord deux énormes maquereaux... des petites baleines... il n'y avait que ces deux-là au marché. Puis un beau lapin sauté, un joli carré de veau, une salade et des asperges. MADAME. - Mais tout ça forme un vrai dîner de portier. Tes maquereaux, ton lapin sauté... MONSIEUR. - C'est un lapin savant ; il appartenait au saltimbanque qui l'a oublié en filant de sa mansarde dont il ne nous payait pas les loyers. MADAME. - Il faudra donc insister devant nos convives pour leur faire bien apprécier que c'est un lapin savant. De plus, pour lui donner meilleur air, nous devons le faire accommoder aux confitures ; tu diras que c'est un mets russe... Ça nous posera devant le savant M. de Lèchelard qui adore les choses excentriques. MONSIEUR. - Justement, Lèchelard ne vient pas ; il m'a écrit qu'il faisait ce soir une conférence au quai Malaquais sur le blanc de poulet obtenu par la céruse. Nous ne serons plus que six. MADAME. - Alors, nous avons dix fois trop à manger. (Appelant) Toinette ! (La cuisinière arrive). Débrochez le veau, il est inutile. (Toinette sort). Ma mère et ma soeur viennent demain matin, ça fera notre déjeuner. MONSIEUR, hésitant. - Oui, mais ce soir nous aurons bien juste, il faudra lécher les plats. MADAME. - Au bon moment, tu feras l'inquiet comme si Chevet t'avait manqué de parole. Nous les ferons attendre une demi-heure après le lapin mangé, puis tu prendras un air découragé et tu t'écrieras : «Allons, il faut décidément passer aux asperges ! Oh ! c'est la dernière fois que ce fournisseur a vu mon argent !» MONSIEUR. - Je dirai plutôt «mes louis», ça leur fera croire que c'était un plat impossible ! MADAME. - Et ils seront les premiers à nous consoler ! Au moment du café, Toinette ira sonner à la porte d'entrée, puis elle viendra nous dire en plein salon : «C'est la poularde truffée qu'on apporte de chez Chevet». MONSIEUR. - Je sortirai aussitôt comme pour aller laver la tête au garçon retardataire. MADAME. - Oui, et tu profiteras de ta sortie pour mettre sous clef les bouteilles entamées que nous aurons laissées sur la table, car je me méfie de Toinette. MONSIEUR, convaincu par cette raison. - C'est juste. Malgré tout, ils auront un bien piètre festin. MADAME. - Tu leur remplaceras le rôti par ton vin de Pouillac. MONSIEUR. - Mais il n'est plus bon qu'à des conserves de cornichons. MADAME. - Il faut cependant bien le finir, ce vin ! On le refuse à la cuisine. Tu leur diras que c'est les cinq dernières bouteilles qui te restent de la vente de la cave de l'empereur ; cela leur fera croire qu'ils boivent du nectar, et tu les entendras même s'écrier : «Mazette ! il la passait douce, l'ex-despote !» Jamais ça ne rate son effet. MONSIEUR, mal résigné. - Tout cela est fort adroit, mais ça ne tient pas sérieusement la place d'un rôti. Si tu veux m'en croire, nous ferons rembrocher le veau. MADAME, sèchement. - Alors, autant me dire de jeter notre fortune par la fenêtre. MONSIEUR. - Pour un carré de veau ! C'est de l'exagération. MADAME. - Du tout, c'est la vérité sur ton caractère. Tu as l'orgueil de la magnificence devant les étrangers ; si on te laissait faire, aujourd'hui c'est un carré de veau que tu veux leur offrir, ce serait demain un château qu'il faudrait acheter pour les recevoir à dîner. Oh ! je te connais bien, voilà cinq ans que j'étudie sans en avoir l'air. MONSIEUR, prenant son parti. - Allons, soit ! MADAME. - Comment crois-tu qu'on puisse nous soupçonner d'une telle économie quand on verra notre argenterie ; car je veux que toute l'argenterie paraisse sur table, ne fût-ce que pour faire endêver madame Dulac, si vaniteuse de la sienne que, si elle l'osait, elle se planterait des fourchettes dans les cheveux pour aller faire des visites en ville. Il y a aussi madame Charnu qui fait la fière avec sa salle de bains et qui n'a seulement pas de salon ; je veux qu'elle dessèche de jalousie au milieu du nôtre. J'espère que tu as songé à retirer les housses. MONSIEUR. - Oui, mais la pendule est détraquée et ne marche plus. MADAME. - Tu diras que c'est moi qui l'ai arrêtée à l'heure précise de la mort d'une grand-tante que j'adorais. Un pieux souvenir ! MONSIEUR. - Il faudrait maintenant songer à fixer les places des convives. MADAME. - Comment veux-tu distribuer ces places ? MONSIEUR. - A ta droite, je mets M. Charnu. MADAME. - Est-ce que tu crois que je veux de cet homme-là qui fait sans cesse le dégoûté ? Il a toujours l'air d'épiler ce qu'on lui met dans son assiette. Un Saint-Difficile chez les autres qui, chez lui, doit manger des cailloux toute la sainte journée ! MONSIEUR. - Il a cependant un bel embonpoint. MADAME. - Oh ! une mauvais graisse !... A fondre, cet homme-là ne se vendrait pas cher. MONSIEUR. - Préfères-tu avoir Dulac pour voisin ? MADAME. - Ah ! non ! c'est un être qui m'agace ! Il se verse perpétuellement du vin à plein verre, comme s'il avait scié mon bois... Il ne cesse d'avoir la bouteille et le verre en main... Je ne sais comment, ainsi occupé, fait pour manger... et cependant il en absorbe, celui-là ! Ça disparaît de son plat avec une rapidité à faire croire qu'il apporte avec lui une boîte en fer blanc où il entasse des provisions. Ah ! il est toujours à répéter que maintenant il est riche, mais qu'en sa jeunesse il n'a pas souvent mangé à sa faim... Il n'a pas besoin de jurer pour se faire croire... On voit assez qu'il se rattrape... Si tu n'as que deux pareils voisins à me donner, tu peux les garder pour toi. MONSIEUR. - Impossible ! Il faut mêler les sexes, et je dois mettre à mes côtés les dames de ces messieurs. MADAME. - Comment ! J'aurai Mme Charnu devant moi ! Ah ! si tu veux m'empêcher de dîner, tu n'as qu'à te permettre cela ! Elle me lève le coeur avec sa manière de manger ! Sous le prétexte qu'elle a la vue basse, elle écrase son nez dans l'assiette. Avec son carreau dans l'oeil et sa tête plus basse que les coudes, on croirait, quand elle mange, qu'elle fait de l'horlogerie fine. MONSIEUR. - Mais elle est du dernier myope. MADAME, sèchement. - Myope ! myope ! Elle n'a pas été myope pour ruiner son mari ! MONSIEUR. - Alors je mettrai à sa place Mme Dulac. MADAME. - Oui, si tu veux me donner une attaque de nerfs. Il n'y en a que pour elle à parler ! Dès qu'on veut dire quelque chose, elle vous coupe la parole pour s'écrier : Il m'est arrivé bien mieux que ça ! Et elle entame sa sempiternelle histoire d'une grande peur, à la suite de laquelle elle a été folle pendant huit jours. Son elle a été me fait rire ! On a bien raison de dire qu'on ne se voit pas... Je croirai que celle-là est guérie quand elle renoncera à toutes ces toilettes voyantes qui, un beau matin, la feront poursuivre par un boeuf en furie... Je vous demande un peu pourquoi cette longue perche a toujours l'idée de se pavoiser sans cesse de rubans de toutes couleurs. Son mari a l'air d'avoir épousé un mirliton à la foire de Saint-Cloud. MONSIEUR, d'un ton doux. - Allons, sois un peu indulgente. Mme Dulac peut avoir des ridicules, mais c'est une honnête femme et une bonne mère de famille... (D'un ton de doux reproche) Car elle a donné des enfants à son mari, celle-là. MADAME, vexée. - Parbleu ! elle demeure à trois pas d'une caserne ! MONSIEUR, qui a fait la sourde oreille. - Voyons, ma chère amie, il faudrait cependant nous entendre. Nous n'avons que quatre convives, et tu ne les veux pas devant toi, ni à tes cotés... Ce n'est sans doute pas pour les faire dîner à la cuisine que tu les as invités. MADAME. - Moi ! je les ai invités, moi ? MONSIEUR. - Toi-même. MADAME. - Jamais ! MONSIEUR. - Si, rappelle-toi, à l'Exposition ; tu leur as même dit : «Acceptez, et vous rendrez mon mari bien heureux». Dame ! moi, je ne pouvais pas crier : «Je t'en fiche !» Alors, j'ai pris mon air bien heureux, et ils ont accepté. MADAME. - C'est possible, mais ils auraient dû refuser. S'ils avaient eu la moindre notion du savoir-vivre, ils auraient vu que j'étais obligée de les inviter, parce que, devant eux, j'avais fait mon invitation à M. de Lèchelard. MONSIEUR. - Duclac l'avait ainsi compris, mais tu as tant insisté que... (Poussant un cri) Ah ! à propos de Dulac... (Appelant) Toinette ! Toinette !(La cuisinière arrive). Rembrochez le carré de veau. (Toinette se retire). MADAME. - Pourquoi donnes-tu donc cet ordre ? MONSIEUR. - C'est que je me souviens que Dulac abhorre le lapin aux confitures, et il ferait ainsi un si triste dîner, que... MADAME, sèchement. - Alors, c'est Dulac qui fait autorité ici ! Pour que votre ami puisse se gaver à gogo, la maison doit être mise au pillage. (Avec rage) Il n'en sera pas ainsi. (Appelant) Toinette ! (Elle arrive). Débrochez le veau. (Elle sort). MONSIEUR, se contenant. - écoute, Sylvie, je n'ai pas voulu te contredire devant cette domestique ; seulement, je te le répète, du moment que nous avons pris la corvée de donner à dîner, autant nous en tirer à notre honneur. Nous en serons quittes pour ne plus inviter Dulac, puisque son appétit t'effraye, mais pour cette fois... MADAME. - Jamais votre Dulac ne fera la loi dans notre maison. Il dévorerait l'escalier si on le laissait faire. J'ai entendu dire qu'il avait déjà mangé deux oncles et une forêt. MONSIEUR, d'un ton calme. - Voyons, mon amie, fais cela pour moi ; je te demande que ce carré de veau paraisse sur la table... Tu t'exagères si bien l'appétit de Dulac, que je te parierais cent sous qu'il n'y touchera pas. (D'un ton câlin) Et puis le veau, c'est bien meilleur... froid... le lendemain. MADAME, nerveuse. - Oh ! votre Dulac, il y a longtemps que je le guette pour lui faire affront ; aussi, dès ce soir, quand il aura fini son café, je me propose bien de lui dire devant tous : «Si vous avez encore faim, la bonne va vous aller acheter de la charcuterie». MONSIEUR, la calmant. - Ne te monte pas comme ça, ne te monte pas. (Souriant) Allons, bichette, fais cela pour ton petit mari qui t'aime... (Signe négatif de madame) C'est bien décidé... réfléchis... tu refuses de me faire plaisir ? (Appelant) Toinette ! Toinette ! (Elle arrive). Rembrochez le veau. MADAME, furieuse. - Je vous le défends ! MONSIEUR, sèchement. - Et moi je vous l'ordonne. (Toinette reste immobile). Qu'attendez-vous ? TOINETTE. - Il faudrait cependant vous entendre. Je ne sais ce que ce carré de veau doit penser en allant et venant ainsi le long de la broche. MONSIEUR. - Pas d'observations ! Embrochez ou je vous remercie, paresseuse ! MADAME, furieuse. - Débrochez de suite ou je vous flanque à la porte, propre à rien ! TOINETTE. - Ah ! dites donc, c'est bien assez de servir des polichinelles qui ne savent ce qu'ils veulent, sans être insultée par-dessus le marché. MONSIEUR ET MADAME. - Sortez, je vous chasse, insolente ! TOINETTE. - Ah ! c'est comme ça ! attendez. (Elle court à la cuisine et en rapporte le morceau). Tenez, le voici votre carré de veau, vous en ferez ce que bon vous plaira... Elle le pose sur le crachoir. A la vue de cette viande, qui cause la querelle, madame, en furie, se précipite dessus et la prend en disant. - Tiens, ton Dulac n'en mangera pas ! (Elle la jette par la fenêtre. La viande est ramassée par un sergent de ville et portée au commissaire de police qui la fait parvenir à la préfecture, d'où on l'envoie au bureau des objets perdus. Dans un an, faute de réclamants, le veau sera remis en toute propriété au sergent de ville qui l'a trouvé). MADAME, en pleurant de rage. - Maintenant, monsieur, vous pensez bien que, pour tout au monde, vous ne me ferez pas asseoir à la même table que le misérable pour lequel vous avez jugé bon de me tyranniser. (Mettant son chapeau) Vous les recevrez vous-mêmes, vos invités... Je vous autorise même à dire que vous êtes devenu veuf tout à coup. MONSIEUR, stupéfait. - Où vas-tu ? MADAME. - Je vais dîner seule au restaurant... chez Brébant... c'est plein de jeunes gens aimables, dit-on... MONSIEUR, jaloux. - Je verrai bien si vous osez seulement ouvrir un oeil. (Oubliant ses invités) Car je ne vous quitte pas d'une semelle, madame. (Il la suit). Ils sont à peine partis que les convives arrivent. Ils sont reçus par Toinette qui, ayant perdu sa place, se venge en disant à chacun d'eux : - Monsieur et madame m'ont chargée de vous annoncer qu'ils ne seront jamais à la maison pour vous.

Un article ajouté le 29/02/16  - Mis à jour le 10/03/22 .

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