Source : plumart
En bouleversant la société française, la tourmente révolutionnaire a modifié considérablement certaines données de la pratique gastronomique en France. Ainsi, les chefs, jadis au service des maisons aristocratiques, se trouvent-ils, quasiment du jour au lendemain, au chômage. Certains choisissent l'exil, d'autres, entrent au service de la grande bourgeoisie parisienne, d'autres, enfin, ouvrent des restaurants. Ouvrons là une parenthèse car le restaurant tel que nous l'entendons est relativement récent. Le mot restaurant désigna jusqu'au XVIIIème siècle un bouillon fortifiant, "restaurant", et celui qui voulait se sustenter n'avait le choix qu'entre des tavernes peu engageantes (l'on y buvait plus que l'on y mangeait), ou l'achat de quelque nourriture toute prête chez un traiteur. Quant aux tables d'hôtes, qui entassaient à la même table une douzaine d'affamés se bagarrant pour arracher un morceau et qui n'offraient que promiscuité et mauvaise cuisine, elles étaient fréquentées par des employés quelque peu désargentés, des étudiants, des artistes. Le premier à avoir utilisé l'appellation de restaurant fut un certain monsieur Boulanger. Après avoir bataillé juridiquement contre les traiteurs soucieux de préserver leur privilège sur la préparation de plats chauds, Boulanger reçut, en 1765, l'autorisation de poursuivre son activité. Diderot fut un de ses clients les plus illustres. A partir de cette époque, les restaurants se multiplièrent avec un éclatant succès : en 1782 Beauvilliers, en 1786 les Frères Provençaux qui introduisirent la cuisine régionale à Paris, en 1788 le Petit Véfour, en 1790 Véry, où Fragonard mourut en mangeant une glace, etc... Il est vrai que les avantages ne manquaient pas pour le client, le menu était à prix fixe, on y mangeait délicieusement, à son rythme, avec, à sa table, une compagnie que l'on avait choisie. La reconversion des maître-queux des maisons aristocratiques accéléra cette tendance et contribua à une large diffusion de la grande cuisine telle qu'elle était pratiquée dans ce milieu. Ainsi, dès 1789, Robert, ancien cuisinier du Prince de Condé, ouvrit son propre établissement. Nombre de restaurants huppés se concentraient autour des jardins du Palais-Royal. Arrive le nouveau maître de la France, Napoléon Bonaparte. Il n'est pas gourmand, pour lui se nourrir est une obligation qu'il expédie aussi rapidement qu'une charge de cavalerie. Mais, à l'exemple de tous les souverains et hommes de pouvoir, il conserve à sa table tout le faste nécessaire lorsqu'il veut affirmer sa puissance aux yeux des dignitaires français ou étrangers. Bonaparte se décharge des contacts et de la diplomatie sur Cambacérès et Talleyrand, dont les dîners étaient fameux. Il est vrai que Talleyrand, amateur éclairé, eut à son service l'un des cuisiniers les plus talentueux de sont temps : Antonin Carême. Ce prodige de la gastronomie, mort à quarante ans, débuta comme apprenti chez un cabaretier. Perfectionniste et infatigable travailleur, il étudia l'architecture et la gravure pour améliorer ses pièces montées. Il dirigea les cuisines de tous les grands de son époque en France ou à l'étranger : Murat, Napoléon, le baron de Rothschild, Louis XVIII, le Prince de Galles, le Tsar Alexandre Ier. Carême officie dans toutes les grandes occasions et pour tous les grands banquets où une organisation parfaite est indispensable. Il codifie la cuisine française, dans un registre évidemment fastueux. Sur un plan plus quotidien, le règne napoléonien est marqué par la naissance de l'industrie agro-alimentaire, sous l'impulsion de besoins militaires. Le sucre de canne est remplacé par le sucre de betterave pour cause de blocus continental. Autre invention promise à un avenir florissant : la boîte de conserve. En effet, désireux de fournir à ses soldats une nourriture consommable jusque sur les champs de batailles les plus éloignés, Napoléon demande aux ingénieurs français, au travers d'un concours, de se pencher sur le problème. Nicolas Appert gagne, en 1795, grâce à son procédé de conservation des aliments par chauffage en vase clos. Nommé fournisseur officiel de la Grande Armée et bienfaiteur de l'humanité, il verra son invention copiée, avec un grand succès commercial, par les anglais et les américains. Une seconde évolution de cette période est l'apparition du gastronome. Ce mouvement, amorcé avant la Révolution, devient plus manifeste du fait des changements sociaux. Les nouvelles classes dirigeantes issues de la bourgeoisie ne connaissent pas les règles de la gastronomie. C'est pourquoi naît, à leur intention, un véritable discours et une littérature spécialisée. Il s'agit, alors, tout autant de bien dire que de bien manger. Auparavant, les livres traitant de cuisine étaient réalisés soit par des praticiens, des professionnels qui donnaient recettes et conseils techniques, soit par des médecins qui traitaient de ce que nous nommerions diététique, soit par des écrivains qui célébraient les plaisirs de la bonne chère. Le gastronome va réunir ces dimensions et faire profiter des ses lumières tous les "parvenus" jouant aux grands seigneurs. Deux figures emblématiques, Grimod de la Reynière et Brillat-Savarin, incarnèrent le gastronome. Grimod de la Reynière publie en 1803, "l'Almanach des gourmands" et crée des jurys de dégustation chargés de noter les dernières créations des professionnels de bouche, celles ayant été retenues sont alors publiées dans l'Almanach, ancêtre des guides actuels. Quant à Brillat-Savarin, conseiller à la Cour des Comptes, il écrit en 1825 "la Physiologie du goût" dans laquelle il a l'ambition de fonder une nouvelle science, la gastronomie "qui est la science de tout ce qui rapport à l'homme, en tant qu'il se nourrit". En accédant au pouvoir, la bourgeoisie allait influencer la grande cuisine et le règne de ses conceptions alimentaires allait être plus durable que tous les régimes politiques qui se succédèrent en un siècle.
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