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Schwob (Marcel)

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Schwob (Marcel)

L'auteur

Marcel SCHWOB, écrivain français né à Chaville le 23 août 1867, décédé à Paris le 12 février 1905.
Oeuvres principales : Coeur double (1891), Le livre de Monelle (1896), Les vies imaginaires (1896).

Parabole de l'homme gras

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (08.04.1997)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55
E-mail : bmlisieux@mail.cpod.fr, [Olivier Bogros] 100346.471@compuserve.com

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Assis dans un fauteuil de cuir souple, l'homme gras examinait sa chambre avec joie. Il était vraiment gras, ayant au cou un épais collier, la poitrine bardée, le ventre couvert ; ses bras semblaient noués aux articulations comme des saucisses et ses mains se posaient sur ses genoux comme de grosses cailles plumées, rondes et blanches. Ses pieds étaient des miracles de pesanteur, ses jambes des fûts de colonne et ses cuisses des chapiteaux de chair. Il avait la peau luisante et grenue comme de la couenne ; ses yeux bouffaient de graisse et son quadruple menton étayait solidement sa face débordante. Et tout, autour de lui, était solide, rond et gras ; la table de chêne massif, aux larges pieds, fortement assise, polie sur les bords ; les vieux fauteuils avec leur dos ovale, leur siège renflé et leurs gros clous sphériques ; les tabourets accroupis par terre comme des crapauds gras, et les tapis lourds, à longue laine emmêlée. La pendule s'épatait sur la cheminée ; les trous de clef s'ouvraient comme des yeux dans son cadran convexe ; le verre qui l'emboîtait se gonflait comme le hublot du casque d'un scaphandre ; les flambeaux paraissaient les branches d'un arbre en cuivre noueux, et les chandelles y pleuraient du suif. Le lit s'enflait comme un ventre rembourré ; les bûches qui brûlaient dans le feu faisaient craquer leur écorce, dodues et pétillantes ; les carafons du buffet étaient trapus, les verres avaient des bosses ; les bouteilles, un noeud puissant au goulot, à demi pleines de vin, étaient encastrées dans leurs cercles de feutre comme des bombes vermeilles de verre. Et par-dessus tout il y avait dans cette grosse chambre ventrue, joyeuse et chaude, un homme gras, riant largement, ouvrant une bouche aux lippes saines, fumant et buvant.

La porte en ogive, fermée à bon bouton, qui emplissait bien la main, donnait sur la cuisine, où cet homme passait le meilleur temps de sa vie. Car il rôdait dès le matin parmi les casseroles, trempant du pain dans les sauces, torchant les lèchefrites avec un bout de mie, humant des bols pleins de bouillon ; et il plongeait dans les marmites une cuiller en bois qui dégoûtait, pour comparer ses ragoûts, cependant que le feu ronflait sous la tôle. Puis, ouvrant la petite porte de la fournaise, il laissait entrer la lumière rouge qui s'épandait sur sa chair. Ainsi, dans le crépuscule, il avait l'air d'une énorme lanterne dont sa figure était la vitre, éclairée par le sang et la braise.

Et dans la cuisine, l'homme gras avait une nièce potelée, blanche et rose, qui brassait les légumes avec ses manches relevées, une nièce souriante, pleine de fossettes, dont les petits yeux sautaient à force de bonne humeur, une nièce qui lui tapait sur les doigts quand il les trempait dans le plat, qui lui envoyait les crêpes chaudes sur la figure quand il voulait retourner la poêle, et qui lui faisait mille bonnes petites choses sucrées, dorées, mijotées à point, avec des croûtons réjouissants.

Sous la grande table de bois blanc dormait un chat, panse pleine, dont la queue était grasse comme celle d'un mouton d'Asie, et le caniche, appuyé contre la briqueterie du fourneau, clignait des yeux à la chaleur, laissant pendre les gros plis de sa peau tondue.

Dans sa chambre, l'homme gras regardait voluptueusement un gobelet de verre, où il venait de verser doucement du vin de Constance 1811, quand la porte de la rue tourna sans bruit. Et l'homme gras fut si surpris qu'il ouvrit la bouche et resta immobile, la lèvre intérieure baissée. Il y avait devant lui un homme maigre, noir, long, dont le nez était mince et la bouche rentrée ; ses pommettes étaient pointues, sa tête osseuse, et, chaque fois qu'il faisait un geste, on croyait voir sortir des esquilles de ses manches ou de son pantalon. Ses yeux étaient caves et mornes ; ses doigts semblaient des fils de fer, et sa mine était si grave qu'on devenait triste à le regarder. Il portait à la main un étui à lunettes et il chaussait de temps en temps des verres bleus, en parlant. Dans toute sa personne, la voix seule était onctueuse et attachante, et il s'exprimait avec tant de douceur que les larmes vinrent aux yeux de l'homme gras.

  • Ho, Marie, cria-t-il, nous avons un monsieur à dîner. Vite en route, mets la table ; voici la clef du linge ; cherche une nappe, prends des serviettes ; fais monter du vin - celui de gauche, les bouteilles du fond - peut-être aimez-vous le bourgogne, monsieur ? - Ho, Marie, tu apporteras du Nuits ; veille à la poularde - celle de l'autre jour était une idée trop cuite. Monsieur, un doigt de ce constance. Vous devez avoir faim, nous dînons trop tard Marie, presse-toi, monsieur meurt de faim. As-tu mis le rôti ? Il faut tailler la soupe. N'oublie pas les petits verres. Et le thym, y as-tu pensé ? J'étais sûr. Mets un bouquet de suite. Et ce monsieur qui aime peut-être le poisson : justement nous n'en avons pas. Excusez-moi, monsieur. Dépêche-toi, Marie, décante ce vin, pousse ces chaises, avance la soupière, passe le beurre, dégraisse cette sauce, donne le pain. Cette soupe est délicieuse, n'est-ce pas ? Il fait bon vivre. Prenez-vous de ce sucre avec vos crevettes ? C'est excellent.

  • Savez-vous ce que c'est que le sucre ? dit l'homme maigre, d'une voix placide.

  • Oui, répondit l'homme gras, surpris, et laissant tomber de nouveau sa lèvre de dessous, en s'arrêtant, la cuiller à la bouche. «C'est-à-dire non, - j'en mange avec certains plats - le sucre m'est égal. C'est bon, le sucre. Qu'est-ce que vous avez à dire du sucre ?»

  • Mon Dieu, rien, dit l'homme maigre, ou presque rien. Vous savez bien que vous absorbez de la saccharose, ou sucre de canne ; et vous tirez des féculents et des matières hydro-carburées d'autres sucres que vous transformez en sucre animal, sucre interverti ou glycose...

  • Et que voulez-vous que cela me fasse ? dit l'homme gras, en riant. Saccharose ou glycose, le sucre est bon. J'aime les plats sucrés.

  • D'accord, dit l'homme maigre, mais si vous fabriquez trop de glucose, vous aurez le diabète, cher ami. Bien vivre donne le diabète ; je ne serais pas étonné que vous en eussiez quelques traces. Prenez garde, en aiguisant ce couteau.

  • Et pourquoi ? dit l'homme gras.

  • Mon Dieu, reprit l'homme maigre, pour cette simple raison : c'est que vous avez probablement le diabète, et que si vous vous coupez ou si vous vous piquez, vous allez courir un grand danger.

  • Grand danger ! dit l'homme gras. Bah, quelles inventions ! Buvons et mangeons. - Et quel danger donc ?

  • Oh, reprit l'homme maigre, la plupart du temps toutes les réserves nutritives s'éliminent avec le trop plein de la glycose ; on ne peut plus se refaire de tissu ; la plaie ne se cicatrise pas et on a la gangrène. Cela décompose la main (l'homme gras laissa tomber sa fourchette), puis le bras se pourrit (l'homme gras resta sans manger), et ensuite le reste y passe (on vit sur la figure de l'homme gras l'expression d'un sentiment qui n'y avait jamais paru, et qui était l'effroi). - Hélas ! reprit l'homme maigre, qu'il y a de maux dans la vie !

L'homme gras réfléchit un moment, la tête basse ; puis il dit tristement : «Vous êtes médecin, monsieur ? - Oui, pour votre service, docteur en médecine, oui ; je demeure place Saint-Sulpice et j'étais venu... - Monsieur, interrompit l'homme gras d'un ton suppliant, vous pouvez m'empêcher d'avoir le diabète ? - Nous pouvons essayer, cher monsieur, dit l'homme maigre, pourvu que Dieu nous aide».

La figure de l'homme gras s'enfla de nouveau, sa bouche s'épanouit : «Touchez là, dit-il, et soyez mon ami. Vous demeurerez avec moi ; nous ferons ce qu'il faudra et vous ne vous plaindrez de rien.
- Soit, dit l'homme maigre, et je réglerai votre vie.
- Entendu, repartit l'homme gras. Allons manger de la poularde. - «Permettez, s'écria l'homme maigre. De la poularde ! Il ne vous en faut point. Faites-vous faire un oeuf avec du thé, une once de pain grillé». La désolation couvrit le visage de l'homme gras. «Seigneur, et qui mangera la poularde ?» pleura la pauvre Marie. - Alors l'homme gras dit à l'homme maigre, avec un sanglot dans la voix : «Docteur, mangez, je vous en prie».

Dès lors, ce fut l'homme maigre qui régna. Il y eut un amincissement progressif des choses ; les meubles s'allongèrent et furent anguleux ; les tabourets grincèrent sous les pieds ; le parquet ciré sentit la vieille cire ; les rideaux devinrent flasques et se moisirent ; les bûches eurent l'air de grelotter ; les poêles de la cuisine se rouillèrent ; les casseroles pendues se piquèrent de vers-de-gris. Le fourneau ne chanta plus, ni le joyeux pot-au-feu ; on entendait parfois tomber quelque charbon éteint sur un lit de vieille cendre. Le chat fut maigre et galeux ; il miaulait la désolation. Le chien, devenu hargneux, creva un jour les carreaux, de son échine osseuse, en fuyant avec un morceau de morue.

Et l'homme gras suivit la pente de sa maison. Peu à peu sa graisse s'amassa dans des dépôts jaunes, sous sa chair ; sa gorge faisait peine à voir et il avait le cou ridé comme un dindon ; sa figure était couverte de plis entrelacés, et la peau de son ventre flottait comme un gilet à jabot. Sa charpente osseuse, qui avait poussé à proportion, se balançait sur deux bâtons minces qui avaient été des cuisses et des jambes. Il lui pendait des lambeaux le long des mollets. Et il était poursuivi par la crainte du diabète et de la mort. L'homme maigre lui représentait le danger, plus cruel de jour en jour, et qu'il fallait penser à son âme. Et le pauvre homme gras soignait son diabète et son âme.

Mais il pleurait sur sa joie passée, sur sa nièce Marie qui avait maintenant une figure de cire et de petits os menus. Un jour qu'il présentait au feu les misérables tiges tremblotantes qui avaient été ses doigts, affaissé sur une chaise de bois dur, un petit livre relié de cuir sur ses genoux pointus, Marie lui, passa la main sur le bras et murmura à son oreille : «Mon oncle, voyez donc votre ami : il engraisse !»

Au milieu de cette désolation, l'homme maigre se remplissait graduellement. Sa peau se gonflait et devenait rosée. Ses doigts commençaient à tourner. Et son air de douce satisfaction allait toujours croissant. Alors l'homme qui avait été gras souleva piteusement la nappe de peau qui pendait sur ses genoux, - et la laissa retomber.

Le Conte des oeufs (Coeur double)

Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Bibliothèque Municipale de Lisieux (08.04.1997)
Texte relu par : A. Guézou
Adresse : Bibliothèque municipale, B.P. 216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.66.50.- Minitel : 02.31.48.66.55
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Pour passer plaisamment les quarante jours du Carême depuis
le Mercredi des Cendres jusqu'au Dimanche de Pâques.

Il était une fois un bon petit roi (n'en cherchez plus - l'espèce est perdue) qui laissait son peuple vivre à sa guise : il croyait que c'était un bon moyen de le rendre heureux. Et lui-même vivait à la sienne, pieux, débonnaire, n'écoutant jamais ses ministres, puisqu'il n'en avait pas, et tenant conseil seulement avec son cuisinier, homme d'un grand mérite, et avec un vieux magicien qui lui tirait les cartes pour le désennuyer. Il mangeait peu, mais bien ; ses sujets faisaient de même ; rien ne troublait leur sérénité ; chacun était libre de couper son blé en herbe, de le laisser mûrir, ou de garder le grain pour les prochaines semailles. C'était vraiment là un roi philosophe, qui faisait de la philosophie sans le savoir ; et ce qui montre bien qu'il était sage sans avoir appris la sagesse, c'est le cas très merveilleux où il pensa se perdre, et son peuple avec lui, pour avoir voulu s'instruire dans les saines maximes.

Il advint qu'une année, vers la fin du carême, ce bon roi fit venir son maître d'hôtel, qui avait nom Fripesaulcetus ou quelque chose d'approchant, afin de le consulter sur une grave question. Il s'agissait de savoir ce que Sa Majesté mangerait le dimanche de Pâques.

  • Sire, dit le ministre de l'intérieur du monarque, vous ne pouvez faire autrement que de manger des oeufs.

Or les évêques de ce temps-là avaient meilleur estomac que ceux d'aujourd'hui, en sorte que le carême était fort sévère dans tous les diocèses du royaume. Le bon roi n'avait donc guère mangé que des oeufs pendant quarante jours. Il fit la moue et dit : «J'aimerais mieux autre chose».

  • Mais, sire, dit le cuisinier, qui était bachelier ès-lettres, les oeufs sont un manger divin. Savez-vous bien qu'un oeuf contient la substance d'une vie tout entière ? Les Latins croyaient même que c'était le résumé du monde. Ils ne remontaient jamais au déluge - mais ils parlaient de reprendre les choses à l'oeuf, as ovo. Les Grecs disaient que l'univers naquit d'un oeuf pondu par la Nuit aux ailes noires ; et Minerve sortit tout armée du crâne de Jupiter, à la façon d'un poulet qui crèverait à coups de bec la coquille d'un oeuf trop avancé. Je me suis souvent demandé, pour ma part, si notre terre n'était pas tout simplement un gros oeuf, dont nous habitons la coque ; voyez combien cette théorie s’accommoderait avec les données de la science moderne : le jaune de cet oeuf gigantesque ne serait autre que le feu central, la vie du globe.

  • Je me moque de la science moderne, dit le roi ; mais je voudrais varier mes repas.

  • Sire, dit le ministre Fripesaulcetus, rien n'est plus facile. Il est nécessaire que vous mangiez des oeufs à Pâques : c'est une manière de symboliser la résurrection de Notre-Seigneur. - Mais nous savons dorer la pilule. Les voulez-vous durs, brouillés, en salade, en omelette au rhum, aux truffes, aux croûtes, aux fines herbes, aux pointes d'asperges, aux haricots verts, aux confitures, à la coque, à l'étouffée, cuits sous la cendre, pochés, mollets, battus, à la neige, à la sauce blanche, sur le plat, en mayonnaise, chaperonnés, farcis ? voulez-vous des oeufs de poule, de canard, de faisan, d'ortolan, de pintade, de dindon, de tortue ? désirez-vous des oeufs de poisson, du caviar à l'huile, avec une vinaigrette ? faut-il commander un oeuf d'autruche (c'est un repas de sultan) ou de roc (c'est un festin de génie des Mille et une Nuits), ou bien tout simplement de bons petits oeufs frits à la poêle ; ou en gâteau avec une croûte dorée, hachés menus avec du persil et de la ciboule ; ou liés avec de succulents épinards ? aimerez-vous mieux les humer crus, tout tièdes ? - ou enfin daignerez-vous goûter un sublimé nouveau de ma composition où les oeufs ont si bon goût, qu'on ne les reconnaît plus, - c'est d'un délicat, d'un éthéré, - une vraie dentelle...

  • Rien, rien, dit le roi. Il me semble que vous m'avez dit là, si je ne me trompe, quarante manières d'accommoder les oeufs. Mais je les connais, mon cher Fripesaulcetus - vous me les avez fait goûter pendant tout le carême. Trouvez-moi autre chose.

Le ministre, désolé, voyant que les affaires de l'intérieur allaient si mal, se frappa le front pour chercher une idée - mais ne trouva rien.

Alors, le roi, maussade, fit appeler son magicien. Le nom de ce savant était Nébuloniste, si j'ai bonne mémoire ; mais le nom ne fait rien à l'affaire. C'était un élève des mages de la Perse ; il avait digéré tous les préceptes de Zoroastre et de Chakyâmouni, il était remonté au berceau de toutes les religions et s'était pénétré de la morale suprême des gymnosophistes. Mais il ne servait ordinairement au roi qu'à lui tirer les cartes.

  • Sire, dit Nébuloniste, il ne faut faire apprêter vos oeufs d'aucune des manières qu'on vous a dites ; mais vous pouvez les faire couver.

  • Pardieu, répondit le roi, voilà une bonne idée : au moins je n'en mangerai pas. Mais je ne vois pas bien pourquoi.

  • Grand roi, dit Nébuloniste, permettez-moi de vous conter un apologue.

  • À merveille, répondit le monarque, j'adore les histoires, mais je les aime claires. Si je ne comprends pas, puisque tu es magicien, tu me l'expliqueras. Commence donc.

  • Un roi de Nepaul, dit Nébuloniste, avait trois filles. La première était belle comme un ange ; la seconde avait de l'esprit comme un démon ; mais la troisième possédait la vraie sagesse. Un jour qu'elles allaient au marché pour s'acheter des cachemires, elles quittèrent la grande route et prirent un chemin de traverse par les rizières qui tapissaient les rives du fleuve.

«Le soleil passait obliquement entre les épis penchés et les moustiques dansaient une ronde parmi ses rayons. À d'autres endroits les hautes herbes entrelacées formaient des bosquets où flottait une ombre délicieuse. Les trois princesses ne purent résister au plaisir de se nicher dans l'un d'eux ; elles s'y blottirent, causèrent quelque temps en riant, et finirent par s'endormir toutes trois, lassées par la chaleur. Comme elles étaient de sang royal, les crocodiles qui prenaient le frais au ras de l'eau, sous les glaives ondulés des épis trempés dans la rivière, n'eurent garde de les déranger. Ils venaient seulement les regarder de temps en temps et avançaient leur mufle de corne brune pour les voir dormir. Tout à coup ils replongèrent sous l'eau bleue, avec un grand clapotement, ce qui réveilla les trois soeurs en sursaut

«Elles aperçurent alors devant elles une petite vieille ratatinée, toute ridée, toute cassée, qui trottinait en sautillant, appuyée sur une canne à béquille. Elle portait un panier couvert d'une toile blanche. - «Princesses, dit-elle d'une voix chevrotante, je suis venue pour vous faire un cadeau. Voici trois oeufs entièrement semblables ; ils contiennent le bonheur qui vous est réservé dans votre vie ; chacun d'eux en renferme une égale quantité ; le difficile, c'est de le tirer de là».

«Disant ces mots ; elle découvrit son panier, et les trois princesses virent en se penchant trois grands oeufs d'une blancheur immaculée, reposant sur un lit de foin parfumé. Quand elles relevèrent la tête, la vieille avait disparu.

«Elles n'étaient pas fort surprises ; car l'Inde est un pays de sortilèges. Chacune prit donc son oeuf et s'en revint au palais en le portant soigneusement, dans le pan relevé de son voile, rêvant à ce qu'il en fallait faire.

«La première s'en alla droit à la cuisine, où elle prit une casserole d'argent. «Car, se disait-elle, je ne puis rien faire de mieux que de manger mon oeuf. Il doit être excellent». Elle le prépara donc suivant une recette indoue et le savoura au fond de son appartement. Ce moment fut exquis ; elle n'avait rien goûté d'aussi divinement bon ; jamais elle ne l'oublia.

«La seconde prit dans ses cheveux une longue épingle d'or dont elle perça deux petits trous aux deux bouts de l'oeuf. Puis elle y souffla si bien qu'elle le vida et le suspendit à une cordelette de soie. Le soleil passait à travers la coque transparente, qu'il irisait de ses sept couleurs ; c'était un scintillement, un chatoiement continuels ; à chaque seconde la coloration changeait et on avait devant les yeux un nouveau spectacle. Le princesse se perdit dans cette contemplation et y trouva une joie profonde.

«Mais la troisième se souvint qu'elle avait une poule de faisan qui couvait justement. Elle fut à la basse-cour glisser doucement son oeuf parmi les autres ; et, le nombre de jours voulu s'étant écoulé, il en sorti un oiseau extraordinaire, coiffé d'une huppe gigantesque, aux ailes bariolées, à la queue parsemée de taches étincelantes. Il ne tarda pas à pondre des oeufs semblables à celui d'où il était né. La sage princesse avait ainsi multiplié ses plaisirs, parce qu'elle avait su attendre.

«La vieille n'avait d'ailleurs pas menti. L'aînée des trois soeurs s'éprit d'un prince beau comme le jour, et l'épousa. Il mourut bientôt ; mais elle se contenta d'avoir trouvé dans cette vie un moment de bonheur.

«La puînée chercha ses plaisirs dans les beaux-arts et les travaux de la pensée. Elle composa des poèmes et sculpta des statues ; son bonheur était ainsi continuellement devant elle, et, elle put en jouir jusqu'au jour de sa mort.

«La cadette fut une sainte qui sacrifia toutes les distractions de cette vie aux joies du Paradis. Elle ne réalisa aucune de ses espérances dans ce monde passager afin de les laisser éclore dans l'existence future, qui est, comme vous le savez, éternelle».

Là-dessus Nébuloniste se tut. Le roi, pensif, réfléchit longtemps. Puis sa figure s'éclaira, et il s'écria d'un ton joyeux :

  • Voilà qui est merveilleux ; mais, ce qu'il y a de plus étonnant, c'est que j'ai compris du premier coup. Cela veut dire qu'il faut mettre couver mes oeufs.

Le grand magicien s'inclina devant la sagacité du roi, et tous les courtisans battirent des mains. Les gazettes ne manquèrent pas de vanter l'esprit de Sa Majesté qui avait ainsi démêlé la morale d'un profond apologue.

La conséquence fut que le bon roi ne voulut pas être le seul heureux. Il s'enferma pendant trois heures et élucubra le premier décret de son règne. De par tout le royaume il était désormais interdit de manger des oeufs. On les ferait couver. Le bonheur des sujets serait assuré inévitablement de cette manière. Des peines sévères sanctionnaient l'exécution de la loi.

Le premier inconvénient du nouveau régime fut que le roi, occupé contre son habitude des affaires du royaume, en perdît le tête et oublia de commander son déjeuner pour le dimanche de Pâques. Il le regretta bien ce jour-là.

Puis il y eut aussitôt des hommes politiques pour commenter le décret. L'apologue de Nébuloniste s'étant répandu par les journaux et l'on vit dans la loi du prince un mythe ingénieux qui commandait aux hommes de vivre en cénobites. Le pauvre roi se trouva ainsi avoir établi, sans le savoir, une religion d'État.

Ce furent alors de grandes querelles dans le royaume. Beaucoup d'hommes préférèrent trouver leur bonheur dans ce monde que dans l'autre ; ceux-là firent la guerre à ceux qui voulaient faire couver leurs oeufs. Le pays fut ensanglanté, et le bon roi s'arrachait les cheveux.

Un article de Chef Simon ajouté le 29/02/16  - Mis à jour le 13/05/24.

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